Trek au sud d'Essaouira
26 Octobre au 4 novembre 2008
26 Octobre au 4 novembre 2008
Guide : Hassan
Participants (7) : Pierre S, Rose, Jean-Louis B, Michèle, Richard, Jean-Louis, Cathy
Le récit de Cathy
Nous sommes pétris de contradictions. Nous avons envie de découvrir le Maroc en profondeur, en le visitant au rythme lent de la marche et en étant hébergés chez l'habitant. Cependant, les habitudes sont inscrites dans nos corps, et l'absence de sanitaires convenables plusieurs jours d'affilée est vécue très difficilement par chacun d'entre nous. Le temps n'arrange pas les choses. Depuis des jours, il pleut sur toute l'Europe et le Maghreb, le désert reverdit, les oueds bouillonnent en vagues torrentielles, les champs sont inondés et les maisons prennent l'eau... y compris les gîtes où nous passons la nuit. Un Maroc inhabituel s'offre à nos yeux étonnés, venteux, humide et mal préparé à ces intempéries.
Heureusement, c'est le soleil qui nous accueille d'abord à Casablanca, après les averses de pluie au Pays basque, puis de neige au col de Somosierra (1444 m) au-dessus de Madrid où nous nous sommes rendus en voiture pour prendre l'avion à Barajas. Un chauffeur de taxi brandit à notre arrivée une pancarte qui arbore mon nom et celui de Hassan Zbaïr, notre guide de l'an dernier que nous avons recontacté pour ce séjour. Il nous conduit à sa Mercedes jaune fraîchement repeinte qui fait illusion tant que le moteur n'a pas été mis en marche. Une puanteur de gaz d'échappement envahit l'habitacle en même temps qu'un vrombissement assourdissant qui contraste avec le peu de puissance de la machine. Richard, qui s'était d'abord réjoui, déchante en réclamant à voix basse que le chauffeur passe la cinquième (inexistante, vu l'antiquité du véhicule) et se demande si nous allons faire tout le trajet jusqu'à Essaouira à une vitesse qui plafonne difficilement à 80 km à l'heure !
Une fois chauffée sur l'autoroute étonnamment vide (les Marocains se refusent à payer le péage et lui préfèrent la route), elle finit par monter à 110 km/heure, vitesse qu'un radar mobile de la gendarmerie locale épingle, et voilà le chauffeur racquetté sans vergogne. Renseignements pris, les transports collectifs (bus, taxi...) ne doivent pas dépasser les 80 km/h, et nous étions en infraction pendant que nous nous réjouissions ! Du coup, notre chauffeur quitte l'autoroute (qui de toute façon ne va pas jusqu'à Essaouira), retire du toit son panneau Taxi qu'il jette sur la moquette élimée et se met à conduire sur la route étroite et encombrée comme un Fangio (110 km/h), jouant sa vie (et la nôtre) à la roulette russe jusqu'au plus noir de la nuit qui découvre dans le ciel une myriade d'étoiles.
Nous étions restés sur l'impression désertique des alentours rouge brique de Marrakech. Ceux de Casablanca présentent au contraire une grande richesse agricole et profitent de l'humidité atlantique sur une plaine quasiment sans relief qui s'étire jusqu'à l'horizon. Les champs verts ou récemment labourés, prêts pour les semis d'automne, se succèdent et, si nous stressons un peu à cause de la circulation trop dense, nous nous réjouissons de voir bêtes et gens qui vaquent à leurs occupations de part et d'autre de la chaussée (et parfois dessus, lorsque nous évitons de justesse un berger qui fait traverser son petit troupeau de moutons). La route est flanquée de deux voies de terre creusées d'ornières où circulent les charrettes tirées par les mules ou les chevaux, les cyclistes qui craignent (à juste titre) d'être renversés par les autos, et les piétons. Quand elles disparaissent, tout ce petit monde se retrouve sur la nationale.
La traversée des villages est aussi très pittoresque, avec des colonnades plus orgueilleuses les unes que les autres qui ombragent des alignements d'échoppes aux activités diversifiées, agricoles, services, commerces et artisanat, où se bousculent des foules majoritairement masculines. Souvent, seule la chaussée principale est bitumée, toutes les autres rues sont en terre, et, avec ces dernières pluies, la plupart des bâtiments émergent d'un océan de boue glissante parsemée de flaques. Comme les fossés sont inexistants, la terre se répand également sur la route qui prend des allures de piste fangeuse où il faut prendre garde de ne pas déraper. J'ai une impression constante d'inachèvement. D'abord, mon oeil français ne cesse de chercher des toits sans jamais en trouver. Les terrasses sont bordées de murets à moitié peints, hérissés de ferrailles laissées en place, comme pour se laisser le loisir d'ériger un étage supplémentaire.
Essaouira est une petite bourgade pleine de charme, blanche et bleue, aux rues paisibles parcourues seulement de piétons et de colporteurs qui poussent des chariots à bras emplis de ballots (valises, oranges ou brassées de menthe odorante). Je profite du décalage horaire pour l'explorer le lendemain matin au lever du soleil qui caresse de ses rayons rougeoyants les rochers et la crête des vagues, les filets entassés sur les pontons et les embarcations rouillées bloquées au port par la tempête, les remparts rouges et les minarets blancs. Après un repas du soir un peu raté (le premier restaurant, très coquet, nous a fait attendre une heure que nous avons occupée à chanter, accompagnés à la guitare par Richard et Jean-Louis B., avant que Hassan s'avise qu'il n'y avait rien de préparé en cuisine, et le deuxième nous a offert brochettes desséchées et frites froides), Hassan se rattrape en nous emmenant à midi au marché aux poissons (Essaouira est le premier port sardinier du monde, je crois) où nous déjeunons (avec les doigts à la marocaine) dans une ambiance très pittoresque, Marocains et touristes mélangés, de salade mixte et de bar grillé. Pierre, Rose et Jean-Louis B., qui séjournent déjà depuis quelques jours dans le coin, nous ont fait les honneurs de la ville, nous montrant notamment le quartier des ébénistes, avec démonstration des bois employés pour la marqueterie. Dans un patio se dresse, intact, comme si la ville s'était bâtie autour, un arbre très vieux dont le bouquet de troncs fuse d'une base énorme de racines soudées ensemble, qu'escaladent à plaisir des enfants.
L'après-midi, nous rejoignons en taxi les chameliers à une cinquantaine de kilomètres au sud d'Essaouira et traversons un verger d'arganiers jusqu'à la côte où se dresse notre premier gîte. En chemin, Hassan ramasse au pied d'un des arbres verdoyants un des fruits d'argane de petite taille à la coque marron très dure, qui enferme une deuxième enveloppe tout aussi coriace qui contient deux ou trois amandes. Celles-ci sont amères et impropres à la consommation humaine (mais très appréciées des chèvres). Traditionnellement, on les torréfiait puis on les pressait dans un pressoir manuel à pierre rotative (travail très pénible effectué par les femmes) pour en obtenir une pâte sirupeuse à laquelle on incorporait de l'eau et que l'on pressait pendant des heures à la main (comme pour pétrir une pâte à pain) jusqu'à l'obtention de l'huile d'argane, ambrée, à la saveur de noisette, très goûteuse, qui est consommée à l'heure du thé à la menthe, présentée dans une coupelle où l'on trempe le pain, ainsi qu'au petit déjeuner. Depuis quelques années, on presse aussi à la machine les amandes crues pour en extraire une huile insipide, inodore et ambre pâle, utilisée en cosmétique et vendue à prix d'or. Tous les déchets sont recyclés, la première coque en combustible (pour griller les amandes), la suivante et la pâte sèche d'où a été extraite l'huile alimentent les chèvres. Celles-ci sont une attraction locale, car elles escaladent les branches des arganiers pour se nourrir de leurs fruits lorsqu'ils sont encore verts et immatures, tandis que les dromadaires étirent le cou pour manger les feuilles et les jeunes pousses.
Lors de notre acheminement sur Marrakech, l'avant-dernier jour, nous faisons halte dans une coopérative féminine agricole où nous assistons aux diverses étapes du processus d'obtention de l'huile d'argane. Une jeune Marocaine qui a un meilleur français qu'une connaissance correcte du sujet dont elle est sensée parler nous explique l'économie locale centrée autour de l'arganier. (Elle prétend sans sourire que l'arbre produit ses fruits sans donner de fleurs et que sa reproduction est "magique", un vrai "miracle", ce sont les termes qu'elle emploie, raison pour laquelle il serait impossible de cultiver l'arganier en dehors du Maroc !) Cet arbre est, en effet, endémique au Maroc et dans une petite région d'Algérie, il ne pousse nulle part ailleurs, malgré des essais d'acclimatation en Amérique du Sud ou en Asie. Les forêts d'arganiers sauvages, qui ne se composent pratiquement que de cette seule essence, dont les arbres sont répartis de façon plus ou moins dense, ont été classées Réserve de Biosphère Arganeraie appartenant au patrimoine naturel mondial de l’humanité par l’UNESCO. Elles constituent le dernier rempart contre la désertification mais sont fortement menacées par l'accroissement de la population humaine, notamment dans les plaines du Souss, autour d'Agadir, avec le surpâturage et les coupes sauvages de bois pour cuire les aliments, servir d'énergie, ou planter des orangeraies et des tomates sous serre à la place. Encore sauvage, cet arbre présente une capacité d'adaptation extraordinaire qui se manifeste par une grande variabilité génétique, avec ou sans épines, diverses formes de feuilles, branches, troncs et fruits, et une grande résistance aux intempéries (principalement la sécheresse), avec des racines qui plongent chercher l'eau jusqu'à trente mètres de profondeur alors qu'en surface l'arbre ne dépasse pas huit à dix mètres de hauteur (s'il n'est pas amputé par les herbivores, ce qui est rare).
Des recherches sont en cours pour essayer de le "domestiquer". Des agronomes récoltent dans des centres près d'Agadir des graines d'arbres génétiquement différents, à des périodes de l'année différente, pour obtenir de jeunes plants en atmosphère contrôlée, chaleur, humidité, additifs favorisant l'enracinement et la pousse, taille partielle de la racine pour accroître le chevelu racinaire qui lui permettra une meilleure captation de l'humidité du sol, etc. On essaie aussi le bouturage, le marcotage et la greffe, mais pour le moment, aucune méthode ne semble très facile à mettre en oeuvre. Beaucoup de jeunes pousses meurent après leur transplantation hors des serres et la meilleure politique reste encore de sauvegarder la forêt sauvage existante.
Les fleurs hermaphrodites sont pollinisées à la fois grâce au vent et à une mouche (Calliphoridae). Le fruit apparaît au bout de 9 à 16 mois (un peu comme celui de l'arbousier, plante également d'origine méditerranéenne), obstacle sévère pour une production fruitière organisée. Dans le fruit des arganiers se développe une mouche (Ceratitis capitata) qui cause de graves dommages en pondant dans les fruits des vergers d’agrumes du Souss (incitation supplémentaire à la déforestation). Comme les racines présentent peu de radicelles, les arbres croissent en symbiose avec plusieurs champignons présents dans le sol qui leur apportent les nutriments nécessaires.
Au-delà du promontoire, une activité sur les rochers battus par les vagues m'intrigue : ce sont les pêcheurs du village qui ramassent les moules à coups de bêche dans les bancs noirs serrés tandis que l'un d'entre eux a investi dans une canne à pêche et lance sa ligne dans les remous violents malgré la marée basse. Une fois les sacs remplis, il faut ramasser le bois mort et allumer des feux où sont grillés les mollusques qui leur serviront de repas ou seront vendus. Aucun des villageois n'a de tenue adaptée. Les femmes sont en robes, les hommes en pantalons ou djellabas, complètement trempés, frigorifiés par les embruns poussés par un vent violent. Ils doivent rester deux à trois heures à piocher les rochers, un oeil sur les vagues pour ne pas se laisser surprendre et balayer par le flot sur les aspérités aiguës et coupantes. Les rochers sont jonchés de coquilles, vestiges de décennies et peut-être même de siècles d'activité immuable et traditionnelle.
Le poisson se fait rare, semble-t-il, mais les moules semblent inépuisables, bien que cette technique de ramassage ne permette pas de faire le choix entre les petites et les grandes. Ce que je m'explique moins, ce sont les surfaces entières blanchies de débris de coquilles qui couvrent terre et roche à l'intérieur des terres au-dessus des falaises, dans des lieux très éloignés de ceux de leur cueillette et de toute habitation. Hassan explique que les sacs étaient remontés par les pêcheurs et apportés aux familles qui s'occupaient de casser les coquilles et cuire les mollusques. Les coquilles d'escargots qui vivent innombrables, immobiles sur les plantes ou parmi les cailloux, probablement actifs la nuit lorsque la rosée vient adoucir les surfaces rêches, se mêlent à celles de coquillages méconnaissables tant ils sont brisés en mille morceaux.
Peut-être s'y trouvent des vestiges de murex, ce coquillage qui était notamment ramassé sur les îles de Mogador (l'ancien nom d'Essaouira) pour en extraire une teinture rouge prisée depuis l'Antiquité. On a découvert des fragments de poterie et de céramique remontant au VIIème siècle avant J.-C. qui attestent que les Phéniciens s'y rendaient déjà, suivis par les Romains, fascinés par la couleur pourpre. Le roi de Mauritanie Juba II, à la fin du 1er siècle avant J.-C. développa sur ce site une industrie de teinture à leur attention. Nous marchons sur des plages immenses, dégustons sur le pouce le corail d'oursins collectés et coupés en deux par Hassan. Je me penche sur les anfractuosités de rochers où pullulent les anémones de mer recroquevillées en une masse gluante ou tentacules souplement étalés dans l'eau qui les recouvre à peine. Par contre, nous n'apercevons pas un seul crabe, même tout petit, c'est curieux. Puis nous remontons à flanc de falaise, cheminons de nouveau vers les hauteurs, dominant la mer et d'autres pêcheuses qui nous saluent d'en bas, pour redescendre encore nous baigner dans les vagues limoneuses en prélude au pique-nique.
Le vent a chassé les nuages. Sur les plages désertes, il fait voler le sable sec au ras du sol en formes mouvantes évanescentes terminées par une queue de têtard, qui me font immanquablement penser au djinn d'Aladin qui jaillissait de la lampe merveilleuse en silhouette humaine anormalement allongée et boursouflée vers le haut, alors qu'elle restait inachevée en bas. Le choc incessant de ces millions de grains sculpte chaque aspérité et durcit les surfaces en une croûte salée qui craque sous le pied comme la neige givrée après une nuit trop froide. Les photographes en herbe tentent, vainement, de capter l'insaisissable. Des dunes se forment contre les collines et nous jouons à Lawrence d'Arabie, peinant dans le sable meuble pour monter, et dévalant en courant les pentes raides où nous trébuchons sous les rires moqueurs des autres.
Hassan nous a préparé une petite surprise. Il nous avait simplement dit que, si la marée était basse, nous contournerions le promontoire, mais si l'eau battait les rochers, nous serions obligés de faire un détour. Ce qu'il n'a pas avoué, c'est que l'accès à la plage et au village de pêcheurs où se situe notre second gîte se fait par une falaise... Tout de suite, Richard dit qu'il ne passera pas. Hassan lui enjoint d'attendre son tour et de ne pas bouger. En montagnard aguerri, il nous fait descendre un à un avec l'aide du cuisinier Mohamed qui bondit d'une roche à l'autre. Sans me poser de question, j'entame la descente, guidée par Mohamed qui m'indique où mettre mes pieds et trouver des prises pour mes mains. Arrivée sans encombre en bas, malgré la roche argileuse humide et glissante, je photographie les autres un à un, qui tremblent plus ou moins, jusqu'à Pierre qui passe l'obstacle bon dernier en descendant de face, comme une formalité ne présentant aucune difficulté, et double Michèle qui mascagne encore, malgré les encouragements de Hassan. Lorsque nous sommes à mi-chemin du hameau, vague entassement de cubes blancs surmontant les barques bleues, je me retourne vers les falaises au loin, sans reconnaître le passage que nous avons emprunté.
Des déchets dénaturent la beauté de la plage. Dans un endroit aussi sauvage, c'est vraiment dommage que les autochtones n'aient pas l'idée d'enterrer leurs détritus à l'écart. Hassan (un peu raciste) prétend que les Africains (noirs) sont paresseux, mais comment faut-il qualifier cette négligence et ce laisser-aller ? Non seulement c'est dégoûtant, mais en plus c'est dangereux, et il n'est pas question de marcher pieds nus dans un dépotoir pareil. Le hameau contient une épicerie minuscule, quelques maisons de pêcheurs invisibles et des maisons "secondaires" pour des vacanciers marocains (ou français). Cet hébergement est plus que sommaire : une simple pièce de béton à la fenêtre obturée par un volet, sans point d'eau ni WC. Là aussi, du moment que des gens résident régulièrement, comment se fait-il que rien n'ait été prévu sur le plan sanitaire ? Nous installons les matelats par terre après avoir entassé les sacs dans un coin et pendant que le cuisinier, avec l'aide des deux chameliers, s'affaire à la préparation du repas dans une pièce voisine (nous ne voulons pas savoir comment), nous entamons une partie de tarot avec Hassan, meilleur joueur que nous tous, et qui ne tarde pas à connaître aussi des rudiments du mus, avec les annonces en basque.
Il pleut pendant la nuit, on entend l'averse couvrir le grondement de la mer, frapper les volets et la terrasse, tandis qu'une fuite s'annonce dans la pièce attenante qui sert de débarras avec le choc répété de gouttes sur le matériel entreposé. Le lendemain, malgré la pluie persistante, Richard, Jean-Louis B. et moi allons faire un plouf, histoire de nous débarbouiller un peu dans l'eau limoneuse. Hassan n'en est pas encore revenu ! Nous courons en maillot et en chaussures jusqu'au sable lavé par la marée haute où nous laissons les sandales et poursuivons, toujours courant sous la pluie et dans le vent, jusqu'à la mer qui s'est retirée très loin. A ce propos, Jean-Louis B. se fait une frayeur car, après quelques minutes de baignade, il remonte en cherchant désespérément nos sandales qu'il imagine emportées par une vague plus longue. Heureusement, nous les avions déposées suffisamment loin...
Il faut attendre : les chameaux n'ont pas de muscles aux jambes, nous explique Hassan, et ils sont incapables de remonter la côte tant que le sol dérape autant. Le dessous de leurs pattes est formé de larges coussinets adaptés pour marcher sur un sable fluide (comme des raquettes sur la neige), mais pas du tout pour s'accrocher sur la boue ou les rochers. Nous entamons une énième partie de tarot jusqu'à ce que la pluie s'estompe et que nous puissions repartir vers le gîte suivant, toujours en longeant la côte où j'aperçois un élégant échassier, peut-être une aigrette garzette de chez nous qui passe l'hiver ici ou transite simplement avant de poursuivre encore plus au sud.
Malgré les averses, l'absence de luminosité et le vent qui nous souffle dans le dos (à l'inverse du vent dominant, si l'on en juge par la forme de la végétation), nous apprécions beaucoup ce paysage sauvage, où la mer cogne et explose en gerbes renouvelées au bas des falaises où se découpe, ici une arche, là un vaste entablement, ailleurs des strates colorées creusées de grottes ou de canyons où se déversent en cascades et cuvettes les eaux jaunâtres d'oueds minuscules. Miraculeusement, dans cet air iodé et l'absence de terre, la végétation s'accroche et même fleurit en cette saison tardive mais arrosée. Il suffit de l'observer, cactus ou plante grasse, pour réaliser toute l'incongruité de cette pluie qui n'arrive pas à faire germer l'herbe incapable de résister aux dures conditions d'ensoleillement et de sécheresse qui règnent d'ordinaire.
Nous avons droit à un spectacle parfaitement inhabituel, où la vision fantômatique des dromadaires aux pattes de devant entravées qui broutent un peu plus loin sous la surveillance de leur pâtre emmitouflé dans son burnous à la capuche pointue rappelle, s'il en était besoin, que nous sommes bien aux portes du grand désert aride du Sahara. Hassan m'annonce qu'il s'apprête à effectuer un stage de botanique dans le désert d'ici deux à trois semaines, dans le cadre de sa formation permanente. Il s'attend à le trouver vert et fleuri, des conditions idéales pour prendre conscience de la présence, même dans les zones les plus inhospitalières, de traces de vie tenace, capable de s'adapter par un cycle extrêmement court permettant la reproduction sous forme de graines qui attendront des lustres s'il le faut l'arrivée de nouvelles précipitations. Sur une plage plus loin, je découvre avec désolation deux lauriers rose encore vivaces arrachés au lit d'un oued où ils avaient dû malencontreusement prendre racine.
En milieu d'après-midi (nous avons été décalés par ce démarrage tardif), nous parvenons au gîte situé non loin d'un cadre magnifique de cascades où nous devions théoriquement nous baigner. Malheureusement, la pluie a transformé les chutes d'eau tiède en torrents boueux peu engageants. Richard et Jean-Louis B. en sont quitte, lors d'une accalmie ensoleillée deux heures après, pour aller se baigner à l'embouchure, sur un coin de plage, tandis que les autres lézardent dans la courette. Les éoliennes au sud d'Essaouira sont déjà en vue à l'horizon tandis que le vent retrousse les vagues en crinières lumineuses dans le soleil couchant. Un biotope particulier se concentre autour des cascades et de l'embouchure, avec de nombreux petits oiseaux et une végétation plus fournie.
Ce qui m'intéresse dans ce gîte, malgré les conditions sanitaires toujours sommaires qui commencent à lever un vent de fronde (surtout par comparaison aux prestations de l'an dernier), c'est justement l'approvisionnement en eau. L'accès au portail se fait par un petit pont (une simple pierre) qui enjambe une canalisation de béton qui semble circonscrire la propriété. Je pars en exploration à l'aube suivante avant le petit déjeuner. En réalité, celle-ci ne fait que la traverser pour se terminer dans le champ de maïs (!) en aval. Elle provient du village en amont qui en a été pourvu par l'Etat qui a récemment développé de concert les équipements d'eau potable et d'électrification rurale, en les assortissant de la construction de routes, de pistes, d'une restructuration foncière, de la création d'écoles et de dispensaires. Jusqu’en 1980, certains équipements communaux faisaient partie intégrante de l’aménagement et pouvaient représenter jusqu’à 10 pour cent des investissements alloués à l’équipement. Au-dessus de la canalisation se trouvent des plantations capables de supporter l'absence d'eau (céréales essentiellement je pense), tandis que les cultures maraîchères irriguées occupent la partie basse (la canalisation court à mi-colline).
our après jour, nous marchons, nous nous baignons, nous nous amusons, nous visitons et ne nous occupons en rien de l'intendance (c'est normal, nous sommes en vacances, et nous avons payé pour cela). Cependant, à côtoyer nos "serviteurs", nous ne pouvons pas faire autrement que de réaliser la charge que celle-ci constitue. Un détail nous chiffonne de jour en jour un peu plus : c'est l'âge du deuxième chamelier, Saïd. Il s'agit d'un tout jeune garçon qui ne doit pas avoir encore quinze ans. Chaussé de simples espadrilles quels que soient la température et le temps et vêtu d'un pantalon troué, il trimbale nos lourds bagages qu'il arrime sur le dos du dromadaire, accompagne celui-ci en marchant toute la journée, décharge le soir en nous apportant les matelas, puis aide le cuisinier à préparer la tambouille sans jamais se plaindre, ni avoir l'air fatigué, ni rouspéter, souvent de bonne humeur, riant, discutant et chantant. Le vieux chamelier qui l'accompagne dispose, lui, d'une mule qui le porte, juché sur les bagages qui débordent des deux paniers. Le bon esprit dans lequel nos quatre accompagnateurs travaillent ressort particulièrement lors de notre dernière soirée en gîte. Lassés de l'absence de douche correcte, nous avions demandé à Hassan de changer ses plans et de nous amener dans un gîte plus "cossu". Au lieu de bifurquer vers l'intérieur des terres, nous avons donc poursuivi sur la côte devenue sablonneuse et rectiligne. Le temps était revenu au beau et le moral était bon. Notre équipage nous avait rattrapés, nous transportant vraiment dans un autre temps et nous procurant un véritable dépaysement par cette vision de caravane saharienne. Hassan a eu l'idée de profiter de leur présence à nos côtés (d'habitude ils prenaient un autre itinéraire) pour nous faire monter à tour de rôle sur un dromadaire qu'il tirait par sa longe en courant pour nous donner plus d'émotions. Mohamed trottinait sur le côté pour nous rassurer et nous rattraper si nous venions à tomber. C'était très amusant, plutôt casse figure et parfaitement inconfortable avec ce sursaut à chaque pas, surtout à la course. Après une dernière étendue rocheuse, le lit d'un oued empli d'eau barrait le chemin. Il fallait le traverser à gué, de préférence loin des vagues qui en remontaient le flux et accroissaient périodiquement la profondeur de l'eau limoneuse. Impossible de savoir ce qu'il y avait au fond, cailloux, détritus contondants, algues... Richard a sorti ses sandales et ouvert la marche. Je lui ai emboîté le pas, glissant et trébuchant par moment sur les gros galets lisses, invisibles. Les autres ont suivi sans encombre.
Aux approches de Sidi Kaouki, la station de surf "célèbre" et cotée au sud d'Essaouira, l'aspect de la plage s'est dégradé, avec la présence de détritus qui jonchaient le sable de plus en plus au fur et à mesure de notre progression. Le village minabloïde, avec quelques maisons et hôtels cossus disséminés dans un no man's land informe, donnait une impression mélangée : quelques bars-restaurants en enfilade dans des barraquements où errait un ânon qui quémandait à manger en paraissant prêt à boire à la paille un coca, des chameliers faméliques attendant sous la pluie qui avait redémarré un client hypothétique, un bus bleu, navette pour Essaouira, d'où descendaient trois touristes égarés...
Tandis que nous suivions Hassan, Michèle, apercevant une jolie maison blanche aux volets bleus, a confié à mi-voix à Richard : "Ce n'est sûrement pas là qu'on va dormir, mais dans le boui-boui là-bas au fond". Elle ne s'est pas trompée ! Une flaque d'eaux usées sous la fenêtre de la cuisine, des poules caquetant sur le tas de fumier à gauche de l'entrée, des immondices dans la ruelle de terre attenante où jouaient avec un ballon de grands adolescents, le cadre n'était pas terrible. Pourtant, l'intérieur faisait illusion : un véritable chauffe-eau, une douche, des chambres avec des lits pour trois couples, une cuisine, un patio au-dessus duquel s'élevait une verrière en forme de serre à quatre pans (le détail a son importance).
Après avoir "masquagné" un moment, Hassan a réussi à allumer le chauffe-eau avec son briquet. Je me suis précipitée la première à la douche. Alors que j'étais couverte de champoing, l'eau s'est arrêtée. Quand le robinet a recommencé à émettre un pissadou, celui-ci était froid. De l'autre côté de la porte, Hassan s'escrimait à résoudre ces petits détails pratiques. Richard à ma suite a pu se doucher sans encombre, par contre Jean-Louis B. s'est douché à l'eau froide. Sur ces entrefaites, le propriétaire est arrivé. Je ne sais comment, nous avons réalisé que tous ces disfonctionnements provenaient du simple fait que Jean-Louis B. avait branché son appareil photo à recharger. Du coup, la pompe à eau (qui pompait sans doute dans le réservoir d'eau de pluie, commun à toute une enfilade de maisons, dont celle du propriétaire) n'avait plus assez d'énergie pour fonctionner, de même que le chauffe-eau !
Ce n'est pas tout. Pendant que nous chantions et jouions aux cartes en attendant le dîner, la pluie s'est remise à tomber drue et le vent s'est mis de la partie. C'est là où nous avons réalisé qu'un carreau de la verrière était cassé, et comme le vent, depuis plusieurs jours, soufflait en sens inverse, ce qui n'avait été peut-être qu'un dégât mineur est devenu une véritable cause d'inondation. La pluie tombait à verse dans le patio dont nous avons retiré dare-dare les bagages et nos chaussures pleines de sable, craignant que l'eau ne s'écoule en outre dans les chambres situées sur le pourtour. Puis la cuisine a été inondée, par la fenêtre qui était pourtant sur le côté opposé. Notre tajine cuisait dans un profond faitout posé en équilibre sur les branches entrecroisées surmontant une grosse bombonne de gaz par terre, une autre bombonne inclinée contre elle en chauffage d'appoint. Le cauchemar devenait dantesque, le feu, l'eau, le vent, il n'aurait plus manqué que l'eau dans laquelle baignaient les bombonnes ne les déséquilibre et fasse s'écrouler notre dîner ! Voici la scène. Nous étions assis dans l'entrée, sur deux divans à angle droit face à une table basse, chantant, jouant aux cartes et échangeant des commentaires acerbes ou ironiques sur la situation. Dans la pièce en face, nous observions Mohamed qui préparait les hors d'oeuvre et touillait les légumes revenus dans la poêle, un oeil sur le faitout, pendant que le vieux chamelier maniait la raclette dans la piscine (pardon, la cuisine) pour évacuer l'eau par la porte d'entrée sous laquelle était ménagé, comme par un fait exprès, un large espace de plusieurs centimètres de hauteur auquel nous n'avions pas pris garde jusque là. Dans le prolongement du "vestibule"-salon, le jeune Saïd s'évertuait dans le patio à recueillir dans des bassines sous la verrière l'eau tombée du ciel et passait la serpilière : la maison est devenue nickel ! Au milieu de ce capharnaüm, nos accompagnateurs étaient d'une placidité déconcertante, parant aux épreuves les unes après les autres, continuant les apprêts comme si de rien n'était, aucun cri, aucun affolement, la routine, quoi !
Puis la pluie a cessé aussi soudainement qu'elle avait débuté. Nous avons pu dîner tranquillement, nous nous sommes répartis sur deux chambres, en choisissant celles qui prenaient le moins l'eau (les murs étaient humides) pour laisser la troisième à nos accompagnateurs. Le gros chamelier a dormi sur un divan dans l'entrée. Au milieu de la nuit, Hassan s'est levé pour replacer les bassines sous la verrière qui laissait de nouveau entrer la pluie...
Tous ces événements, avant même ceux du soir que nous n'imaginions pas, nous avaient fatigués. Dans l'après-midi, pendant que Hassan gisait sur un matelas avec un fort mal de tête, nous avions discuté tout en nous promenant dans les alentours vers le champ d'éoliennes, à travers un bosquet d'arbres, et décidé de lui demander de précipiter notre transfert sur Marrakech. Bien nous en a pris. Après ces contrariétés, nous ne voulions plus rester une minute de plus sur la côte. Nous ignorions que nous n'avions encore rien vu.
Avant notre arrivée, nous avions entendu parler d'inondations au Maroc, et ces derniers jours n'avaient pas arrangé les choses. Le minibus qui nous amenait sur Marrakech était conduit par un homme prudent, avisé et compétent. Fort heureusement, il était également haut sur roues, nous en avons très vite fait l'expérience lorsque nous avons vu devant nous une voiture arrêtée : la route était inondée. Le chauffeur est passé tout à gauche, là où l'eau paraissait la moins profonde, et nous avons pu franchir l'obstacle. Plus loin, la boue avait ruisselé sur le bitume, comment fallait-il dire ? Gare à la boue-planning ? Les oueds étaient transformés en torrents, les arganiers poussaient dans des lacs, les villages n'avaient plus de problème de poussière. Après toutes ces péripéties, Marrakech nous a presque paru fade... Pour nous réconforter, nous nous sommes dit que, si nous nous étions trouvés dans l'Atlas enneigé, c'eût été pire !
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