(suite)

 

Nous terminons la randonnée de la première journée vers les sept heures du soir et nous dirigeons en voiture vers Arguedas, où nous espérons trouver des provisions pour le lendemain. Nous nous entendons avec le boulanger pour qu'il nous réserve du pain pour le lendemain dimanche (il sera ouvert dès sept heures du matin), mais nous cherchons vainement une épicerie ouverte. Un homme d'un certain âge se démène pour nous contenter, sonne chez la propriétaire malgré les volets fermés, demande aux personnes attablées à la terrasse d'un bar sur la petite placette du village. Peine perdue ! Il faudra nous contenter de ce que nous avons amené de France.

 

Nous dînons au monastère et nous couchons dans les chambres où nous nous sommes répartis un peu laborieusement. Très rapidement, je m'aperçois que je ne vais pas pouvoir dormir : Richard commence à ronfler, je le fais changer de côté et le bruit cesse. Mais Philippe prend le relais dans un vrombissement sonore, et il résiste hargneusement à mes efforts pour le faire taire : il n'accepte pas d'être dérangé dans son sommeil et ne comprend pas que je lui demande de changer de position dans son lit. Je me lève et Jean-Louis me suit, emportant les deux matelas hors de la chambre dans le couloir. Dans un renfoncement protégé d'un rideau où sont stockés des matelas d'appoint, Jean-Louis avance le pied et tâte, pour voir si nous pouvons nous y mettre. Une protestation bruyante s'en élève : la place est prise, et nous venons de réveiller, un peu brutalement, son occupant ! Nous nous installons donc à l'autre bout du bâtiment par terre dans le couloir et je me bats pendant une demi-heure avec le volet rétif derrière la moustiquaire, que je laisse finalement ouvert, en désespoir de cause, bloqué par une barre de bois prévue à cet effet pour éviter que le vent ne le fasse claquer. La lune est presque pleine, le ciel limpide, et je mets longtemps à trouver un sommeil agité, mal installée sur mon matelas penché, à cheval sur celui de Jean-Louis dans cet espace trop étroit.

 

Quand l'agitation reprend au petit matin, je me lève et Jean-Louis me ramène mon matelas à la chambre avant de se recoucher dans le couloir pour glaner un peu plus de repos. Il me faut plus d'une demi-heure pour émerger de ma torpeur et de mon état semi-comateux. En plus, le courant est coupé et l'eau, qui doit être pompée, est également coupée. Nous partons faire une petite marche dans le vent frais pour me remettre d'aplomb et patienter tandis que le petit déjeuner se fait à l'aide de bouteilles d'eau minérale. Enfin, je peux prendre mon thé et les délicieuses (mais grasses) tranches de pain perdu et nous partons, avec beaucoup de retard, pour une nouvelle randonnée à vélo à la découverte des Bardenas.

 

Pierre nous amène en voiture dans un endroit proche d'une ruine de château édifié tout en haut d'une butte. De même que la veille, l'absence de cartes exactes de la région nous oblige à maints détours avant de trouver enfin un point de départ convenable pour nous éviter des trajets inutiles à vélo (afin de ménager nos corps déjà endoloris par la journée précédente). Une partie du sentier est recouverte d'une pellicule de poussière sur de la terre battue qui nous donne l'impression de rouler dans de la soie. Malheureusement, ce n'est que temporaire et les cailloux reprennent vite le dessus. Pierre nous raconte l'histoire de ce château. En fait, il se constitue principalement d'une tour dont la base est creusée dans le roc pour former une sorte de cave, et où l'on peut passer à l'étage supérieur par un trou au coin du plafond. Sans doute y avait-il à l'origine une échelle. L'histoire raconte qu'une reine a été enfermée dans le sous-sol pour une raison que nous ignorons et a été surveillée par un garde qui ne devait lui donner que la nourriture strictement nécessaire afin de la maintenir en vie. Elle subsista ainsi des années durant. Nous escaladons avec quelque peine les roches pour visiter le site d'où l'on a une vue panoramique dont ladite reine n'a certainement pas pu profiter.

 

Il est l'heure de déjeuner. Nous retournons sur nos pas car nous avons repéré un arbre à l'ombre fort sympathique du style pin parasol, mais au tronc plus torturé et aux bouquets d'aiguilles courtes et douces. Nous partageons nos victuailles et nous étendons pour une sieste (trop courte) tandis que les jeunes reprennent le vélo pour s'amuser sur les bosses un peu plus loin. Nous contournons la montagne au fort pour traverser le plateau suivant et atteindre la barrière rocheuse qui nous fait face. Nous devons nous résigner à admettre que le plus court chemin n'est pas la ligne droite. Tout le centre est occupé par ces crevasses qui forment un vrai labyrinthe et sont impraticables à vélo. Nous empruntons par conséquent un sentier qui les contourne en prenant le large à tel point que nous craignons de ne jamais pouvoir atteindre notre but. Nous voyons en ligne de mire la grande cheminée de fée isolée de la veille, bien visible, même de loin, et réussissons à obliquer enfin en passant partiellement à travers champs pour gravir cette nouvelle montagne. Elle est superbe, veinée horizontalement de stries colorées et sillonnée de rigoles verticales creusées par les pluies, recouverte d'un chapeau plat de couleur grise plus ou moins penché suivant la stabilité des strates inférieures. Arrivés en haut, nous longeons la ligne de crête dans des bouffées d'odeurs méditerranéennes que j'aspire à pleins poumons. Les petits lapins de garenne doivent être un régal parfumé pour les renards du désert ... Nous faisons un détour pour voir le point de vue en surplomb de l'à-pic puis poursuivons notre route au jugé afin de rejoindre les voitures. La fatigue commence à peser sur les jambes et certains des participants ont de plus en plus de mal à supporter le contact des selles, même rembourrées de silicone. Nous décidons de couper au plus court à travers champs. Nous empruntons le passage fraîchement dégagé par une moissonneuse-batteuse dans un champ de blé : les épis coupés quelques minutes avant regorgent encore de sève et les tiges craquent sous nos pas ou nos roues avec une netteté humide. C'est un peu difficile à décrire, mais il faut imaginer ces emballages plastiques à bulles qui servent à protéger les colis fragiles. Si chaque bulle contenait un liquide et que nous les pressions pour les faire claquer, je crois que cela rendrait un son similaire. Je crains que les tiges raides ne crèvent nos vélos, mais finalement il n'en est rien. Le bruit est impressionnant, de même que la vue de tous ces moignons de tiges dressés comme des stylets, mais les pneus tiennent le coup. Heureusement que le paysan ne regarde pas dans son rétroviseur cette bande d'hurluberlus qui le suivent : nous n'abîmons rien mais il est vrai que nous n'avons rien à faire dans son champ. Nous en longeons un autre, non moissonné celui-là, passons à travers un champ irrigué de maïs à peine germé et rejoignons enfin le chemin qui nous ramène aux voitures. Quelle expédition !

                                                                                                                           

 

Page précédente

 

Page suivante

2/3