J'ai l'impression d'avoir passé trois jours hors du temps, de m'être évadée du quotidien pendant ce week-end de Pentecôte. J'en suis revenue bronzée, régénérée, les compteurs remis à zéro et prête à effectuer un nouvel élan pour me replonger dans la réalité.

 

L'aube est encore grise et le ciel couvert laisse présager la pluie lorsque nous nous regroupons au rond-point pour le départ. Il y a sept voitures, dix neuf vélos, six adolescents de seize - dix sept ans - dont une fille - , deux jeunes de treize ans, quatre femmes et sept hommes. Nous prenons l'autoroute de Pampelune que nous avons suivie un mois et demi plus tôt. J'ai encore le souvenir vivace de ces champs vert clair et vert foncé qui ondulaient jusqu'à l'horizon. Le paysage est devenu méconnaissable. Le soleil a fait son ouvrage et la terre a pris les teintes blondes et brunes de l'été. Des tracteurs finissent de moissonner les céréales, coupées au tiers de leurs tiges dressées raides vers l'azur. Certains champs sont déjà labourés, prêts pour le prochain ensemencement. La haie de genêts en fleurs qui sépare les voies embaume et leur odeur suave pénètre à l'intérieur des voitures qui foncent toutes vitres fermées vers leur destination.

 

 

Pierre, qui a pris l'initiative d'organiser cette virée, voyage sans carte routière d'Espagne car il est déjà venu à plusieurs reprises dans les Bardenas pour y faire du V.T.T. Résultat, il poursuit son chemin après Arguedas en direction de Tudela, sans voir qu'une partie du groupe s'arrête pour s'approvisionner en pain, et il rate la bifurcation, très mal indiquée il est vrai. Nous l'attendons vainement dans des effluves de taureaux qui paissent non loin de là, examinant les chardons et autres fleurettes et profitant du soleil tempéré par une petite brise au milieu d'un pépiement continu d'oiseaux nichés dans les herbes et les buissons du bord de route. Après concertation, nous décidons de gagner le monastère de Yugo pour y déposer les bagages et nous changer, et il finit par nous y rejoindre tandis que Laurent, qui l'a suivi, est resté au départ de la piste cyclable pour nous récupérer au cas où nous nous y serions rendus.

 

 

Après tous ces contretemps, subis dans la bonne humeur car rien ne nous presse et nous nous sentons en vacances et heureux d'être ensemble, nous sommes enfin à pied d'œuvre en début d'après-midi et commençons à découvrir ce site très particulier de la Navarre. Je pensais qu'il s'agissait d'une région désertique. En fait, il n'en est rien. Grâce à l'irrigation (l'eau provient du lac de retenue de Yesa, je crois, qui est acheminée par des canalisations souterraines, et elle est également pompée dans des puits qui collectent les eaux pluviales), les vingt deux communes qui possèdent et gèrent cette région suivant d'antiques coutumes cultivent le blé, le maïs, ainsi que des cultures maraîchères (tomates et autres). 

 

Nous nous enfonçons en voiture par des pistes caillouteuses et poussiéreuses dans le plateau, et passons devant des sentinelles armées qui nous dévisagent et veillent à ce que nous ne pénétrions pas dans l'enceinte des zones militaires interdites au public. Nous atteignons après quelques tâtonnements un point central marqué d'une immense et superbe cheminée de fée et pique niquons frugalement, debout près des voitures, avant de pénétrer plus avant en vélo, roulant sur le plat puis gravissant peu à peu les pentes d'un massif coloré. 

 

Nous découvrons en progressant sur des chemins chaotiques des fermes pauvres et rudimentaires fondues dans le paysage et invisibles de loin. De même que dans la vaste plaine de l'Ebre, la moisson du plateau est en cours et une moissonneuse récolte les grains dans un grand nuage de poussière qui s'élève à plusieurs mètres de hauteur. La luminosité nous aveugle, malgré les lunettes de soleil, et les couleurs estivales dures blessent nos yeux habitués aux compositions printanières apaisantes de verts du Pays Basque. En chemin, deux vélos crèvent, et il faut attendre que nos spécialistes effectuent les réparations. Dans le calme revenu, nous écoutons le bruit particulier des épis de blé qui émettent un crissement continu : c'est le vent qui remue les tiges sèches, raides et serrées, de couleur paille, dont le frottement les unes contre les autres s'apparente à celui de l'archet des grillons ou cigales de l'été sur leur mandibule. Jean-Paul sort à pied de la piste pour partir à la découverte de nouvelles fleurs ou graminées qu'il photographie pour enrichir sa collection botanique. L'une des graminées m'amuse : ses graines sont entourées d'une gousse pointue ouverte et d'un toupet laineux qui fait penser à une tête d'oiseau au long bec ouvert. La campagne sent le thym et le romarin. De temps à autre, une ou deux voitures passent en soulevant haut la poussière qui s'étire ensuite en écharpe sur le côté, dissipée par le vent dans l'air frais. Le soleil tape et nous profitons de la halte pour ajouter une couche d'écran total sur nos peaux fragiles.

 

 

L'horizon est fermé de tous côtés par des barrières rocheuses, de vastes blocs ou des cheminées de fée, dont les strates et stries de couleurs diverses à dominante chaude, qui varient du jaune au gris en passant par le rouge et le brun, déploient l'éventail des sédiments accumulés sur des millions d'années. Autrefois l'océan occupait l'emplacement actuel de la vallée de l'Ebre et des sédiments se sont accumulés sur le fond marin. Puis la mer s'est retirée, sans doute sous l'action conjuguée de changements climatiques et de mouvements de la croûte terrestre (tectonique des plaques). Ce phénomène s'est répété à plusieurs reprises, ce qui explique la diversité des couleurs et épaisseurs des couches de roches. Une strate dure plus récente protège mal les anciennes qui s'effritent peu à peu au-dessous d'elle, usées par l'érosion des pluies, des vents, de la chaleur et du froid. Des équilibres instables et précaires s'instaurent, peu à peu détruits, et nous voyons à la base des monticules des portions brisées de la croûte du gâteau qui s'écroule. 

Pierre s'élance avec Laurent et les jeunes à l'assaut d'une falaise en pente relativement douce. Nous roulons un moment sur un plateau surélevé à la végétation en broussaille avant de coucher les vélos derrière des buissons et escalader le dernier tronçon à pied à la suite de Jean-Paul. Nous foulons le thym odorant, effleurons le romarin et des buissons aux senteurs inconnues, peut-être de la myrte, écoutons les oiseaux qui gazouillent et le crissement des grillons qui se taisent tour à tour, dérangés par le bruit de nos pas et notre respiration essoufflée, tout en suivant du regard le vol hésitant de papillons multicolores . L'effort est récompensé par la vue majestueuse que nous admirons en longeant la falaise vertigineuse tout le long du sommet aplati. Un mouvement tire un cri de Richard : "Un renard, regardez, un renard !" Celui-ci dévale la pente quasi verticale en suivant une des rainures creusée par les précipitations, disparaît sous un rocher, reparaît un peu plus bas, puis échappe à nos regards. Il a la taille d'un grand chat, le pelage gris et la longue queue fournie, et se joue des cailloux qui roulent sous ses pattes et n'ont pas le temps de le déséquilibrer tant il va vite et semble voler au ras du sol. C'est peut-être aussi bien un fennec, mais nous sommes trop loin et il se déplace trop rapidement pour que nous puissions en être sûrs.

 

 

Après avoir rejoint les autres qui nous attendent en bas, nous poursuivons notre prospection et cherchons à atteindre un autre escarpement. Comme aucun sentier ne semble y mener directement, nous passons à travers champs, moitié roulant, moitié poussant notre vélo qui s'accroche aux céréales ou aux herbes et rebondit sur la terre modelée en grosses mottes grossières qui n'ont pas empêché les graines de germer. Nous atteignons de nouveau le bord d'une falaise abrupte et je regarde avec horreur et détachement des fous qui s'amusent à la dévaler jusqu'en bas en suivant une sente étroite et sinueuse. Si les roues dérapent, c'est la chute assurée, sur plusieurs dizaines de mètres, d'un côté ou de l'autre. Si les freins cèdent, je n'ose même pas imaginer les conséquences. Nous partageons nougat et autres friandises tout en faisant des commentaires. Après la halte, Pierre s'exclame : "Alors, on y va ?" et se dirige vers le point de départ  du "toboggan". Les adolescents s'élancent avec enthousiasme, de même que le VTTiste confirmé, Laurent, qui a tout l'équipement nécessaire, depuis la tenue vestimentaire jusqu'au vélo, en passant par le casque et la silhouette profilée. Christine et moi exhortons nos rejetons à ne pas suivre l'exemple de leurs aînés et les regardons s'élancer dans le vide avec inquiétude ; des images d'accident défilent à toute allure dans ma tête et j'imagine Cédric tombant dans une chute inexorable. Heureusement, aucune de nos prévisions pessimistes ne se réalise et, soulagées, nous constatons qu'ils sont arrivés tous deux sans encombre au bas de la falaise. Les autres suivent avec beaucoup plus de prudence, commençant à pied (mais la piste poussiéreuse est sacrément glissante et la chaussure dérape) en tenant le vélo, tous freins serrés, puis terminant, pour les plus courageux, à vélo, après le passage difficile du départ ou seulement sur le dernier tiers. Christine confie généreusement son vélo à Pierre et descend en assurant chaque pas avec précaution. Sylvie n'a pas de freins et doit progresser en tenant son vélo perpendiculairement à la pente. 

 

 

Après ces émotions, nous prenons des chemins plus horizontaux. Le plateau, qui semble uniforme vu de loin, se déchire par endroit et des crevasses plus ou moins profondes apparaissent, qui reproduisent à plus petite échelle et en sens inverse le relief qui nous entoure. Leur formation est due probablement à l'effet conjugué de deux facteurs. D'après Jean-Paul, il s'agit d'un sol globalement constitué de marnes qui se comportent en roches dans un sol compact et en profondeur, mais ont tendance à se désagréger au contact de l'eau et de l'air. Les quelques petits ruisseaux qui parcourent la région, filets d'eau à peine visibles, circulant plus souvent sous la terre qu'à l'air libre forment de mini-canyons que nous nous amusons à parcourir, jusqu'à ce que nous rencontrions un mur de roche plus dure qui fait barrage et nous oblige à retourner à l'étage au-dessus. La sécheresse a tari de nombreux cours d'eau, qui se sont évaporés en laissant une croûte blanche de sels, ou une surface de terre sèche et craquelée qui cède sous notre poids et glisse sur la boue du dessous. Plusieurs s'y laissent prendre et dérapent en s'enfonçant sous nos rires, maculant de boue roues et chaussures. Parfois, sans écoulement d'eau, la terre s'effondre sur elle-même, comme désintégrée mystérieusement, et s'affaisse en un bassin en perpétuel devenir, les bords friables à demi éboulés prêts à disparaître à leur tour. J'imagine que les paysans doivent être très prudents avec un sol aussi peu fiable et que certains doivent voir leurs champs diminuer de surface d'une année sur l'autre. Des hectares entiers sont ainsi transformés en gruyère, et il doit falloir une grosse habitude pour conduire le tracteur sans risquer de verser dans un trou nouvellement formé.

 

                                                                                                            

 

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