Participants : Pierre et Rose, Max et Michèle, Richard, Xavier, Cathy et Jean-Louis, Cédric (samedi soir et dimanche), Yann, Isabelle et Cécile (journée du samedi)

Sauvetage à l'hélicoptère (20 janvier 2008)

 
 

 

Au réveil, dans le ciel encore sombre scintillent les dernières étoiles : les nuages ont disparu, la neige éclaircit le sommet des montagnes que l'on devine par la fenêtre de la chambre douillette. Le temps est magnifique et personne ne traîne au lit tandis que Rose et Pierre, premiers levés, s'activent à préparer le petit déjeuner pour la communauté au son d'une vieille cassette d'Hugues Aufray et de chants basques traditionnels. A part Michèle, qui a compté les heures aux battements de la cloche de l'église toute proche, tout le monde a bien dormi et nous sommes bientôt d'attaque pour une bonne journée de marche. Nous sommes loin de nous imaginer comment elle va se terminer.

Richard avait annoncé à qui voulait l'entendre qu'il n'était pas en état, ne chausserait pas les raquettes, et ne pourrait marcher que sur le plat : il ne venait que pour être avec nous. C'est qu'il souffre par intermittence de sciatique, et qu'en plus, après avoir fait la Rhune en un temps record un matin après Noël, avec une descente en courant, il a glissé sur son balcon, fait un grand écart douloureux suivi d'une chute malencontreuse qui lui a fortement endolori la partie charnue de son corps. Mais l'effet groupe a joué une fois de plus, et il s'est retrouvé samedi comme de coutume en tête de file, sans plus sentir qu'une douleur sourde.

Pierre a donc pensé (sans le lui dire, bien sûr) qu'il s'écoutait un peu et n'était pas si souffrant qu'il le laissait entendre. En accord avec Rose, il a décidé de nous faire découvrir une partie du cirque que nous n'avions pas encore explorée, une balade sur des crêtes sans grande difficulté, disait-il, avec juste une petite montée pour y parvenir et une descente dans la forêt pour rejoindre la deuxième voiture à l'arrivée, qui nous évitera une marche ennuyeuse sur la route à la fin. Ils y étaient allés tous deux l'été précédent et nous parlaient de la vue magnifique qui s'y déployait, avec le pic du Midi d'Ossau tout proche, jailli d'une vallée voisine.

 

D'ordinaire, lorsque nous connaissons mal un endroit, nous prenons la carte et celui qui a l'initiative de la balade montre aux autres où elle se situe, le dénivelé, la longueur estimée en nombre d'heures de marche, la qualité du terrain (forêt, prairie, roche) : c'est ce que nous avions fait l'été dernier en Aragon où Max et Richard examinaient les balades possibles et nous les proposaient, sachant qu'Elisabeth marchait à un rythme très lent, manquait d'entraînement, et ne pourrait pas faire l'intégralité du trajet. Là, aucune carte, aucun contrôle par la communauté, Max n'a pas cherché à s'assurer que Michèle pourrait suivre le groupe, alors qu'elle est de santé très fragile, prend beaucoup de médicaments (une valise ! dit-il) et manque d'entraînement, Richard n'a pas regardé non plus si cela dépasserait ses capacités de l'heure présente, et les autres (dont je suis) ont suivi, comme d'habitude, sans poser de question et en faisant confiance. Richard et Pierre avaient regardé la météo pendant la semaine précédente, mais aucun des deux, à ma connaissance, ne s'est enquis des conditions d'enneigement (Rose et Pierre savaient juste que la neige ne descendait pas jusqu'à Lescun).

Une fois parquées les deux voitures, nous avons donc commencé à marcher, d'abord sur une route, puis en direction d'une barrière rocheuse. Rose et Pierre se sont mis à discuter du chemin à prendre. Pierre était en train de monter tout droit vers une faille un peu enneigée mais qui paraissait praticable, mais Rose signalait que le chemin partait du gîte que nous apercevions plus loin, près duquel se tenaient des randonneurs. Il longeait l'autre versant pour passer un peu plus au fond de la vallée vers notre droite, par un col situé sur le côté de la barrière qui nous faisait face. Ils ont donc décidé de le rejoindre en coupant à travers les vallonnements, mais en grimpant, Cédric, Richard et moi, qui marchions en tête, nous sommes aperçus que la faille était franchissable. Nous pensions qu'il s'agissait d'un raccourci. Cédric s'y est engagé, puis Richard et moi, Xavier et Jean-Louis, et les autres ont suivi. C'était un peu sportif et plutôt raide, mais Michèle l'a aussi franchie sans trop de peine, avec Max en soutien derrière elle.

Nous nous trompions. Le chemin des crêtes était plus haut, et il paraissait difficile de le rejoindre de l'endroit où nous nous trouvions. Nous avons donc progressé sur ces contreforts, pour finir par réaliser qu'ils se terminaient brutalement en falaise boisée. Alors que nous examinions les possibilités qui s'offraient à nous, descendre dans la gorge parcourue par un torrent pour regagner la vallée (mais nous ne savions pas si nous trouverions un chemin praticable, étant sans carte), reprendre le goulet que nous venions d'emprunter (trop vertical), rejoindre le sentier plus haut (mais la neige était plutôt verglacée dans l'ombre), nous avons soudain vu débouler deux sangliers (Cédric en avait vu trois près du petit bois au bout lorsqu'il était parti en éclaireur). Ils ont dévalé la pente à toute vitesse et ont grimpé sur celle d'en face jusqu'à mi-hauteur sans même ralentir avant de disparaître dans les fourrés : ils ne se posaient pas toutes ces questions, eux ! Je n'imaginais pas que des cochons puissent courir à une telle vitesse ! Ils étaient plutôt petits, mais tout de même ! C'était la première fois que nous en voyions, nous les avions dérangés et ils n'avaient pas eu d'autre solution que de passer sous notre nez, à quelques dizaines de mètres.

Revenus de notre surprise - et bien que nous ne soyons pas chaussés de sabots crochus, comme eux -, nous avons décidé de surseoir au déjeuner (il était déjà midi) et de traverser la zone enneigée pour gagner le sentier. A ce moment-là encore, nous aurions pu revenir à notre point de départ en nous dirigeant vers le gîte, sitôt rejoint le chemin tracé, mais, malgré la difficulté de progression sur les pentes verglacées, nous n'avons pas pensé que nous étions en danger et qu'il s'agissait d'un signal de l'état de la neige sur les pentes à partir de cette altitude. Nous souhaitions simplement aller plus haut pour voir la belle vue sur l'Ossau, Richard parlait de se rouler dans la neige comme les Nordiques, puisqu'il s'était baigné la veille dans le torrent, le temps était magnifique, nous marchions en tee-shirt, nous étions heureux de découvrir de nouveaux paysages et de nous promener tous ensemble.

 

Après une ascension un peu difficile, où nous allions d'une touffe d'herbe givrée à un souple buisson de rhododendron presque enfoui dans la neige, en traversant des étendues de neige gelée où les bâtons enfonçaient peu et les chaussures glissaient, malgré la progression sur les carres plutôt que la semelle à plat, nous nous sommes arrêtés sur des rochers secs exposés plein sud pour nous restaurer. Là, nous avons eu le plaisir toujours renouvelé d'apercevoir sur un sommet la silhouette de plusieurs isards qui nous regardaient sans s'affoler, broutant tranquillement au bord du précipice.

Nous avions perdu beaucoup de temps avec ce détour, il était déjà une heure - une heure et demie. Lorsque nous avons repris notre marche, glissant à moitié et tapant le sol gelé de nos talons ou de nos carres pour y trouver prise, Pierre commençait à sentir qu'il ne fallait plus trop tarder. Michèle, brusquement, a dérapé, et Rose s'est empressée de la stopper dans sa glissade tandis qu'elle appelait les hommes à son secours, incapable de la relever seule, d'autant que Michèle riait et n'aidait pas beaucoup. Enfin, nous nous sommes reposés dans l'herbe d'un nouveau petit col, avec vue sur le fameux pic du Midi d'Ossau, magnifique, et, derrière nous sur l'autre versant du cirque, les aiguilles d'Ansabère, la Table et le Pic des Trois Rois (France, Navarre, Aragon), et le pic d'Anie, entre autres.

Richard s'est effectivement déshabillé : accroupi dans la neige, il s'est frotté tout le corps avec de pleines poignées de cristaux de givre, paraissant y trouver le plus grand plaisir, pendant que les autres faisaient des commentaires goguenards et le regardaient en riant, sans aucune envie de l'imiter.

Nous aurions dû alors faire demi-tour, mais nous avons poursuivi encore plus haut, espérant gagner ces fameuses crêtes dont nous n'avions encore pas vu la couleur, avec à l'arrière-garde Michèle, entourée de Max, Pierre et Rose. Nous avons commencé à faire, par la face ouest, le tour du grand pic qui dominait le col. En temps ordinaire, nous y serions montés au sommet, mais comme Michèle était de la partie, Pierre a cru bien faire en lui évitant un dénivelé supplémentaire. Notre progression était difficile, la neige toujours aussi dure, des langues lisses et verglacées s'étiraient en dangereux toboggans que nous devions contourner. Nous pensions que, plus loin, la marche serait plus aisée, mais ce n'était pas le cas. Nous avancions toujours à flanc de montagne, une grave erreur que Cédric a soulignée, puisque, inquiet, il était parti plus haut et qu'il avait constaté que le sol était plus souple et plus sécurisant. Il me l'a dit mais je n'en ai pas tenu compte et j'ai suivi le groupe. Nous courions de pas en pas le risque d'une chute incontrôlable et mortelle puisque la pente, très raide, ne comportait aucune aspérité ni végétation susceptible de nous freiner. Effectuant de petites pauses, pour évacuer la tension, nous buvions un peu d'eau et grignotions des gâteaux secs ou des quartiers de mandarine avant de reprendre la marche tandis que la journée avançait et que le soleil descendait, allongeant nos ombres sur le sol.

Après un passage vraiment difficile, je me suis exclamée à haute voix que j'étais contente d'y être arrivée, mais Richard a rétorqué d'une voix lugubre qu'il ne se rejouirait que lorsque tout serait terminé. Il commençait à fatiguer, sa jambe se raidissait, le moral des troupes baissait, nous ne nous étions jamais trouvés dans une situation aussi délicate. Le problème, c'est que nous n'en voyions pas la fin, plus loin, ce n'était jamais mieux, et même parfois c'était pire, nous cheminions dans un paysage superbe dont personne n'avait le coeur ni le loisir de profiter tant il fallait se concentrer sur la marche, prendre garde où nous posions les pieds et nous cramponner aux bâtons pour ne pas déraper. Nous n'avions aucune envie de retourner en arrière, cela avait été tellement malaisé de parvenir jusque là, et nous n'avions qu'une idée en tête, celle d'atteindre cette forêt qui nous paraissait s'éloigner au fur et à mesure que nous avancions. Jusque là, tout le monde avait fait bonne figure, mais la fronde commençait à gagner.

Après un passage encore plus dangereux où mon pied a ripé et où je me suis sentie partir, l'espace d'un instant, j'ai eu vraiment peur. Arrivée à une crête secondaire perpendiculaire, exposée plein sud, qui s'étirait vers l'aval, bien ensoleillée, dont l'herbe et les buissons étaient dépourvus de tout givre, j'ai brusquement décidé de descendre par là. Je ne voulais plus continuer dans ces conditions, je ne pouvais plus, j'avais trop peur, j'étais trop tendue. J'avais une conscience aiguë du temps qui passait et je sentais qu'à ce rythme nous ne parviendrions jamais au but avant la nuit. En outre, depuis un bon moment j'avais un problème avec ma lentille droite et j'étais obligée de presser ma paupière pour tenter de la fixer sur mon oeil trop sec. J'y voyais trouble et j'appréhendais de la perdre et de me retrouver quasiment borgne dans ces conditions calamiteuses. Comme d'habitude, j'avais oublié le sérum physiologique et ne m'étais pas munie de lunettes, il fallait donc que ça tienne, coûte que coûte.

 

De crainte que l'on ne m'empêche de suivre mon envie irrépressible de couper au plus court par cette voie que je jugeais plus sûre, j'ai commencé à descendre. Cédric m'a rejointe, envoyé par Pierre, essayant de me persuader de rester avec le groupe et de remonter avec les autres, disant que cela ne se faisait pas et tentant de me faire honte de mon attitude, mais rien n'y a fait, j'étais terrorisée et je ne voulais plus entendre parler de ces pentes verglacées, lieux de tous les dangers. J'estimais que, s'ils avaient du bon sens, ils feraient bien de me suivre. Le problème, c'est qu'ils ont persisté dans leur idée, attirés par ce mirage de chemin qui se devinait toujours entre les langues de glace, trompeur, montrant la direction à suivre vers la forêt et la voiture. Cédric, en désespoir de cause, et bien que je lui aie dit de rester avec le groupe, est allé les prévenir de mon entêtement, a noté le numéro de téléphone de Max sur son portable, et il est revenu m'accompagner, estimant qu'il ne fallait pas me laisser seule. Il me reprochera après coup de l'avoir monopolisé alors que j'étais très autonome, tandis que d'autres, comme Richard handicapé par sa jambe raide, par exemple, auraient pu bénéficier de son aide. Tout en descendant, je réfléchissais que Cédric et moi risquions fort d'arriver avant les autres, et que nous pourrions appeler les secours pour eux si notre attente se prolongeait, puisque le téléphone de Max ne fonctionnait pas.

Pendant que je descendais tout schuss, le groupe a poursuivi sa marche difficile à l'horizontale. Sur une langue de glace que j'avais traversée quelque temps auparavant, Richard, derrière moi, s'était découragé et il avait rebroussé chemin pour remonter vers Max qui lui avait conseillé de courir pour franchir ce passage délicat un peu plus haut. Celui-ci, bloqué par ses douleurs, en était incapable depuis quinze jours au moins. Rendu maladroit par sa jambe raide et par sa crainte, il a glissé et il est tombé, se faisant un gros hématome au genou et à la cuisse. Fort heureusement, il a pu gagner une zone plus stable, mais il avait très mal et avançait de plus en plus difficilement. Après que j'aie bifurqué et qu'ils aient encore progressé de quelques centaines de mètres, il a fini par s'allonger et n'a plus voulu continuer. Voyant cela, Pierre a pris la seule décision qu'il fallait prendre : celle de prévenir les secours.

Jean-Louis trouvait honteux de faire appel à l'hélicoptère, et il estimait que c'était faire un constat d'échec. Evidemment, il se sentait en forme, tout comme Max qui portait en plus dans son sac les affaires de Michèle et qui en avait vu bien d'autres, notamment l'été dernier au Vignemale. Ils ne disaient pas ce qu'il fallait faire de Michèle, qui devait constamment être aidée dans sa marche et avançait très lentement, et encore moins de Richard, désormais fortement handicapé. Xavier, par contre, s'était exclamé plus tôt qu'ils n'y arriveraient jamais, comprenant que la difficulté de progression ralentissait considérablement le rythme et ne permettrait pas d'arriver à bon port avant la nuit, mais, courageux, il continuait avec le groupe sans récriminer.

Le téléphone de Max ne fonctionnait pas pour les communications normales (Cédric n'a jamais pu le joindre pour rassurer le groupe sur notre sort, tombant toujours directement sur son répondeur), mais Pierre a eu l'idée d'essayer d'appeler le 17 (les pompiers), et, miraculeusement, le réseau a fonctionné, il a pu expliquer leur position et l'hélicoptère est venu d'Oloron les sortir de ce mauvais pas, après une attente d'une bonne heure sur un petit col.

Les sauveteurs leur ont fait signe de se baisser, ils se sont accroupis, Rose et Michèle se sont carrément couchées, tandis que l'hélicoptère se posait sur l'espace très exigu en dérapant un peu, sans éteindre le moteur, ni cesser de brasser de ses pales l'air qui soulevait des nuages de neige et de petits rochers, emportant vers l'aval le sac de Max (qu'il a pu récupérer) et un bâton de Xavier tandis que Pierre agrippait son chien par le cou pour qu'il ne s'affole pas. Un sauveteur est descendu examiner Richard, les deux compagnons les plus proches sont montés dans l'hélicoptère qui les a déposés près de la voiture avant de remonter prendre les autres qu'il a laissés à côté des premiers transportés, à l'exception de Richard qui devait subir des examens médicaux à l'hôpital de Pau. Avant de s'y rendre, il a tourné une nouvelle fois autour de l'endroit où nous devions nous trouver, Cédric et moi, puisque le groupe était toujours sans nouvelles, faute d'avoir pu capter notre appel, et que tout le monde était très inquiet sur notre sort. Les sauveteurs ont d'abord repéré nos traces dans la neige en amont de la forêt, puis ils ont fini par nous apercevoir alors que nous en étions sortis.

Nous avions entendu bien sûr l'hélicoptère dès son premier passage, ce qui nous avait rassurés pour les autres que nous savions bien mal engagés, et entre ses deux va-et-vient, où nous avions remarqué qu'il tournait à chaque fois autour de notre position, nous avions eu le temps de passer à découvert. Les sauveteurs, utilisant un mégaphone, nous ont demandé si nous avions besoin d'aide. J'étais alors en posture instable, accrochée d'une main à un arbuste et calée contre un rocher, mais nous étions quasiment arrivés. J'ai fait signe du bâton que non, et à la question s'ils pouvaient nous laisser, j'ai fait signe que oui, et ils ont disparu dans la vallée. Richard, soulagé, a pu profiter de son vol inattendu et de l'angle de vue inhabituel en arrivant sur Pau.

Peu de temps après, nous avons aperçu les phares d'une voiture qui grimpait et Cédric a tout de suite pensé qu'il s'agissait des nôtres qui allaient récupérer la voiture de Pierre laissée sur le lieu du départ de la balade. Il a commencé à accélérer pour gagner au plus vite la route et les intercepter à leur retour, alors que la nuit s'installait dans la montagne et que nous ne voyions plus bien où nous mettions les pieds. Heureusement, nous étions presque sur le plat, sur la berge herbeuse d'un torrent que nous venions de traverser à gué. Campé au milieu de la route, alors que j'en étais encore un peu éloignée, il leur a fait de grands signes et nous avons de nouveau été réunis (sauf Richard, à l'hôpital de Pau, que Jean-Louis et moi allions récupérer plus tard dans la soirée, après avoir déposé Cédric et son vélo à son appartement d'étudiant).

Rose me trouvait très calme, et Pierre me reprochait d'avoir quitté le groupe. J'ai expliqué que nous avions tenté de les rassurer, en vain, puisque le réseau était insuffisant. Nous avons fait halte chez un fermier, très serviable, qui avait pris sa voiture pour faire deux fois la route sur sa longueur et tenter de nous repérer. Il racontait que, deux ans auparavant, deux randonneurs avaient dévissé à l'endroit même où nous descendions (il ne l'a dit qu'à notre retour sains et saufs).

Voici le commentaire de Pierre, qu'il m'a envoyé le lendemain par mail, en réfléchissant à mon équipée :

Le HEROS de la balade
On lui doit, à mon avis, une fière chandelle, celle qui t'aurait peut-être manqué la nuit s'il ne t'avait pas rejointe pour t'aider à t'en sortir. Je connais l'endroit par lequel tu es descendue. Il a très mauvaise réputation. Tu lui as donné la vie, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il te l'a "rendue" bien-sûr, mais il n'a pas hésité du haut de ses 20 ans à t'accompagner dans cette galère (alors que je lui avais demandé de te ramener vers nous).

Cette aventure, fort heureusement bien terminée, avec une chute providentielle et pas trop grave de Richard qui a permis de prendre les mesures qui s'imposaient, nous a tous fortement choqués. Chacun réagit à sa manière, Jean-Louis se replonge de plus belle dans son travail, Pierre envoie des blagues par Internet, Richard bat sa coulpe et se fait d'amers reproches. Il estime que, dans son état, il n'aurait jamais dû suivre Cédric dans ce goulet (ce qui n'aurait rien résolu, car nous serions passés par l'autre sentier et le problème aurait été identique). Après avoir fait des recherches sur la carte (après coup), Richard s'est aperçu que le petit col qu'ils avaient atteint n'était situé qu'au tiers de la balade. Au rythme où ils allaient, ils n'étaient pas encore rendus, et sûrement pas avant la nuit.

Les conditions exceptionnelles d'enneigement verglacé que nous avons trouvées ne nous ont pas effrayés assez vite, puisque nous sommes expérimentés, aguerris, passons à peu près partout où nous voulons, et qu'il n'y avait ni tempête, ni froid exceptionnel. Au contraire, il faisait doux et grand soleil, avec une excellente visibilité et stabilité du temps. A ce sujet, les sauveteurs ont d'ailleurs fait la morale à Richard et lui ont reproché justement de ne pas nous être enquis des conditions d'enneigement et que nous nous soyions ainsi aventurés à la légère.

Notre manque de réflexe a été causé aussi par ce pernicieux effet de groupe, où nous cherchons toujours à nous dépasser un peu aux yeux des autres, et réalisons effectivement des choses que nous ne ferions jamais seuls : se baigner dans le torrent, se frictionner avec de la neige, marcher haut, longtemps, rapidement, émulation fructueuse d'ordinaire qui, là, dans ces conditions très spéciales, a joué en notre défaveur. Cela nous servira de leçon. Il faut rester modeste et conserver sa vigilance, nous sommes toujours des citadins, malgré notre fréquentation régulière de la nature par tout temps et en toutes saisons, et, qui plus est, nous ne rajeunissons pas.

Je l'ai réalisé en voyant l'aisance de Cédric dans cette longue descente vertigineuse sur des terrains variés, sa souplesse et son endurance, malgré son trajet en VTT depuis Pau la veille : il partait en éclaireur, m'indiquait les meilleurs endroits où passer, m'a aidée deux ou trois fois quand ma petite taille ne me permettait pas de franchir des obstacles et m'encourageait tout du long, sentant bien que l'abandon de mon groupe d'amis - et de mon mari - n'avait pu être provoqué que par une peur intense. Nous nous sommes concentrés tous deux sur les difficultés successives qui se présentaient à nous et nous n'avons pas eu le loisir de réfléchir ni de nous appesantir sur le danger de notre parcours (bien moindre ce jour-là que celui que nous laissions plus haut), songeant uniquement, en ce qui me concerne, au soleil qui descendait sur les montagnes, passait derrière, et plongeait progressivement le vallon dans l'obscurité...

Bilan de l'opération : une belle pétoche, un arrêt maladie d'une semaine pour Richard, qu'il a écourté à trois jours, une forte baisse de tension pour Michèle (9 le mercredi) dû à l'effort exceptionnel qu'elle a fourni, et de bonnes courbatures pour moi à cause des 1000 m de dénivelé à la verticale. Cédric a conservé sa bronchite, qui l'a empêché de passer correctement ses examens en fac en début de semaine, mais il était enchanté de son week-end. Il faut dire qu'il avait déjà eu une expérience "hard". Au mois de novembre, il avait mal évalué (comme nous) la durée d'une randonnée au pic de Ger près de Gourette et il avait dû passer la nuit contre un rocher dans un canyon où ses amis et lui s'étaient fourvoyés alors que la nuit tombait. Ils s'étaient alors fabriqués un demi-igloo, s'étaient attachés les uns aux autres avec une courroie qu'il avait emportée, et ils avaient sorti chaussures et chaussettes trempées pour mettre leurs pieds dans leurs sacs à dos. Ils avaient passé la nuit à manger du chocolat et à plaisanter, et ses amis conservent encore, trois mois plus tard, de fortes engelures aux orteils...

Dernière réflexion : la perception de la difficulté d'une randonnée est très subjective. Huit jours plus tard, alors que j'ai encore en mémoire les tôles verglacées que nous devions traverser en nous cramponnant à nos carres et à la pointe de nos bâtons qui dérapait, Pierre et Max en sont à dénigrer ma réaction, à prétendre que j'ai couru des risques inconsidérés, et à dire que Michèle aurait suivi jusqu'au bout si Richard n'avait pas chuté, et que ce n'aurait pas été grave de terminer la balade dans la nuit, le sentier dans la forêt étant très large, à ce qu'assurait Pierre (en admettant qu'ils aient réussi à l'atteindre avant d'être complètement dans l'obscurité). Je pense qu'ils raisonneraient tous deux différemment si Michèle (ou n'importe lequel d'entre nous) avait dérapé comme l'ont fait Corinne et son jeune fils qui skiaient ce même week-end à la station de La Pierre St Martin, et qui a fait une chute sur 100 mètres et a réussi à s'arrêter par miracle au bord d'un des nombreux gouffres et précipices que comporte ce site. Incapable de tenir sur ses chaussures de ski qui glissaient et l'entraînaient plus loin, elle a dû, au prix d'énormes difficultés, récupérer leurs skis et les remettre pour pouvoir se sortir de ce mauvais pas. Nous, nous aurions glissé et rebondi bien plus longtemps, et je n'ose même pas imaginer les conséquences...

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