6 mai 2001
Participants : Pierre et Rose Sorhaïts, Max, Cathy, Richard.
Le récit de Cathy
Décidément, nous n'arrivons pas à faire l'ascension de l'Adartza. Depuis que nous l'avons programmée, début mars, nous avons eu systématiquement la pluie, et aujourd'hui n'a pas fait exception. Nous sommes partis tard, espérant contre toute évidence que le ciel se dégagerait. A l'arrivée au col où nous avions garé les voitures pour accéder le mardi précédent, 1er mai, au Monhoa, une pluie fine et persistante émanait d'une couche nuageuse épaisse et stable qui enfouissait les hauteurs montagneuses dans un cocon ouaté au sein duquel il était impossible de s'orienter à vue. Il était déjà une heure et demie. Nous avons pique-niqué dans le coffre du monospace de Rose et Pierre, abrités par la porte ouverte en auvent au-dessus des têtes, plutôt frigorifiés mais de bonne humeur. Seuls les irréductibles étaient là : nous n'étions que cinq, fermement décidés à profiter de notre après-midi de grand air coûte que coûte.
Rassasiés et réchauffés par le thé brûlant au miel dont je m'étais munie comme d'habitude, nous sommes redescendus en voiture jusqu'au village d'Urdos, que Pierre avait prospecté récemment lors d'une journée en solitaire consacrée à la pêche à la truite dans son petit torrent.
Le village comptait autrefois cinq familles de paysans, il n'en contient plus que trois. L'église, minuscule, du XVIIème siècle, appartient à l'actuelle propriétaire du "château", vaste bâtisse aux fenêtres à meneaux aménagée en gîte rural. Elle avait été construite par le châtelain afin d'y marier sa fille. Son clocher-fronton exhibe une superbe cloche de belle dimension dont la corde nouée à l'extrémité qui pend au-dessus de nos têtes dans le porche est une invitation à la tirer. Elle ne résonne qu'une fois par jour, pour les douze coups de midi. L'intérieur en est douillet, avec ses deux galeries superposées garnies de balustrades en bois tourné et son plafond de lattes brunes assorties. Je regrette juste que le ciel du choeur ait été peint en bleu clair qui détone avec la nef aux couleurs chaudes.
Les autres maisons de facture typique basque sont datées du XVIIIème siècle. Ce village est le point de départ de plusieurs balades répertoriées sur un panneau, en direction de Saint Etienne de Baïgorri, de Bidarray, des crêtes d'Iparla, chemins soigneusement balisés mais malheureusement mal entretenus. Celui que nous choisissons pour sa courte durée, vue l'heure avancée, est encombré d'arbres déracinés, effondrés en travers de la pente, que nous devons contourner dans un terrain rendu très meuble en cette période de pluies exceptionnelles, à la boue rouge et glissante mal stabilisée par les courtes racines des mousses florissantes aux verts éclatants et des fougères. Nous traversons le ruisseau aux flots torrentueux sur des troncs d'arbres mal équarris, pourrissants et glissants : c'est un pont petit, mais périlleux. Nous n'avons guère envie de basculer dans cette eau sûrement glacée, qui s'écoule avec impétuosité sur un lit peu profond de grosses roches lisses et arrondies en émettant un fort bruit de fond qui s'entend de loin et envahit le val étroit.
Malgré la pluie fine, qui cesse et puis reprend, la nature est parée de couleurs rutilantes. La verdure est parsemée de fleurettes, myosotis blancs aux tiges frêles et fleurs discrètes, orties de belle taille aux feuilles urticantes et en pleine floraison dont nous découvrons la fleur violette qui ressemble à celle de la giroflée, magnifique autre fleur violette haut perchée qui soutiendrait sans pâlir la comparaison avec une orchidée des tropiques et dont Rose soulève la corolle pour la faire photographier par Max, dans le parfum des menthes velues à feuilles arrondies. Un peu plus loin, nous sommes obligés d'abandonner le chemin qui continue de l'autre côté du ruisseau, impossible à franchir à cet endroit. Nous partons donc à flan de colline, dérapant, passant par-dessus ou par-dessous les branches basses, contournant les obstacles, escaladant les roches instables à demi enfouies sous une végétation de sous-bois humide luxuriante. Nous passons devant les larges souches circulaires évidées de vieux châtaigniers dans une odeur entêtante de champignons et de feuilles en décomposition. Soudain, par une trouée dans les nuages, nous apercevons un pic en forme de pain de sucre, sombre, dressé vers le ciel sur fond de brouillard comme un décor en ombre chinoise, ou bien une estampe japonaise, vite ravalé par la masse mouvante informe qui gomme le relief. Derrière, nous devrions voir les crêtes d'Iparla, mais notre oeil les guette en vain, les millions de gouttes fines en suspension dans l'air forment un écran dense et opaque qu'aucun souffle d'air ne vient écarter.
Nous passons une clôture de fil de fer barbelé et traversons un pré pentu dont les hautes herbes trempées mouillent le bas de nos pantalons. Une roche creusée à sa base en une grotte peu profonde en occupe le centre, telle une météorite venue du fin fond de l'univers immense et sombre s'égarer dans cet écrin de verdure. En haut nous guette un vieil homme qui se tient debout à l'abri de l'avant-toit d'une bergerie. Pierre lie conversation et bientôt le vieux, mis en confiance, se met à nous raconter sa vie, dans un français hésitant.
Il est issu d'une famille de sept enfants. Dans les familles basques, le droit d'aînesse a longtemps perduré : c'est à l'aîné que revenait la totalité du bien familial. Ce détail est important, car il a conditionné toute la vie de notre compagnon. Il alla à l'école primaire de sept à onze ans, où l'enseignement se faisait en français. Parvenu à l'âge adulte, il ne possédait rien, et il lui fallut obligatoirement chercher du travail à l'extérieur. Le service militaire lui causa un énorme traumatisme : c'était la première fois qu'il quittait sa famille, son village et le Pays Basque. Première surprise, le train. Ne sachant qu'il était équipé de toilettes, il se retint des heures durant, jusqu'à son arrivée à la caserne, où il fallut se mettre tout nu, de même que tous ses compagnons d'infortune. Quand enfin il put se soulager, il n'arrivait plus à s'arrêter !
Afin de réunir l'argent nécessaire à son mariage, il partit en Amérique, faire le berger en Californie. Ce fut très dur : la chaleur était insupportable, et surtout l'isolement total, six ans durant, à garder des moutons dans la pampa.
Enfin il retourne au Pays Basque (sans avoir fait fortune) et se marie avec une fille native d'Urdos, village où il réside toujours. Il continue à faire son métier de berger et possède encore, à 75 ans, 200 brebis, traites matin et soir à la main, et dont le lait est ramassé quotidiennement par la coopérative. Une fois par an, il en réserve un peu pour faire ses propres fromages qu'il mange en fin d'après-midi, avec du pain et de la confiture (de cerises noires).
Il connaît la montagne par coeur et continue à participer à la transhumance, convoyant ses brebis du village d'Urdos jusqu'aux flans des crêtes d'Iparla. Il nous raconte les conditions dans lesquelles il a construit sa bergerie. A l'époque, il n'y avait pas de large chemin empierré comme celui que nous suivons en devisant, praticable en 4x4 muni de bons pneus. Seuls de minces sentiers tracés par les bergers sillonnaient la montagne. Après avoir choisi l'emplacement du kayolar, il avait dégagé les roches alentour à l'aide d'un bâton faisant levier, qu'il avait assemblées grossièrement avec la terre en guise de mortier pour monter les murs. Puis il avait porté à dos de mule depuis le village chaque poutre et autres pièces de bois nécessaires à l'édification du toit. Tout cela avait pris un temps infini, sans parler de la peine. Il y a peu, une autre s'est construite, un peu plus bas. Il a suffi de charger un camion qui a monté tout le matériel en une fois.
Pierre a remarqué la belle moto dans la cour d'une ferme. C'est justement celle du fils, qui a suivi les traces de son père. Seulement, lui, ne veut plus marcher autant. Pour un oui ou pour un non, il prend sa moto tout terrain qui peut l'amener partout en un rien de temps. Pierre plaisante : "C'est qu'il ne veut pas rater le match à la télé !".
Tandis que le vieil homme répond aux questions de Pierre, nous quittons la bergerie et l'escortons jusqu'au village. Malgré son âge (et le demi paquet par jour de cigarettes roulées à la main qu'il fume), il avance d'un pas long et régulier de grand marcheur. C'est un homme relativement élancé, au corps sec et nerveux, juché sur de grandes bottes de caoutchouc ; son visage tout ridé est creusé et tanné par les intempéries dont il s'abrite sous un vaste parapluie de dix ans d'âge au moins, au tissu effrangé et aux couleurs passées. Son sourire timide mais franc découvre une dentition incomplète. Parfois, il cherche ses mots ou ne comprend pas tout à fait notre langage, plus habitué à pratiquer le basque que le français.
Pierre lui demande les dernières explications sur les sentiers alentours, en vue d'organiser une prochaine balade plus prolongée et plus en altitude. Nous nous quittons, enchantés les uns des autres, lui, de s'être distrait un moment avec de nouvelles têtes, et nous, d'avoir découvert un vivant représentant d'un mode d'autrefois.