Au pays des dinosaures (12 au 14 avril 2001)
Chouette, il fait beau ! Avec le temps infiniment variable que nous avons eu dans la semaine, je n'aurais pas parié pour un départ avec le ciel bleu, mais au fond de moi-même, j'espérais tout de même.
Ce que j'aime, lorsque je pars en Espagne, c'est le dépaysement immédiat, sitôt passée la frontière, et la diversité des régions. Nous faisons route en direction de l'est - sud-est. Nous progressons un long moment à travers les contreforts pyrénéens, très étendus côté espagnol, et nous admirons les prouesses accomplies pour construire cette autoroute qui passe sur des ponts ou des viaducs, dans des tunnels parfois très longs, et par des passages où la montagne a dû être tranchée et ses pentes supérieures recouvertes de grillage épais pour éviter les chutes de pierres. Les camions montent les côtes à forte déclivité à 40 km/heure sur la voie de droite qui est réservée aux véhicules lents et doivent contrôler leurs freins à chaque descente dont les longs virages imposent une conduite prudente et une bonne maîtrise de la vitesse.
Progressivement, le paysage devient plus aride, les arbres rétrécissent, les alentours brunissent, les espèces végétales changent. Sur les sommets arrondis apparaissent en ligne, tels des Indiens Sioux prêts à l'assaut, les mâts effilés des éoliennes dont les trois pales fines tournent avec élégance. Nous passons du pays de la pluie au pays du vent. L'horizon s'élargit et de grands champs s'étalent à perte de vue, qui ondulent et frémissent dans un chatoiement de couleurs en passant du vert foncé à l'émeraude avec des reflets gris argenté. Il s'agit peut-être de blé en herbe, ou d'orge de printemps, plus clair. Les coquelicots épanouis illuminent de leurs corolles mouvantes et souples les bas-côtés. Les maisons sont blotties les unes contre les autres dans de petits villages juchés sur des promontoires, autour de points d'eau sans doute, et aucune haie ne vient faire obstacle à l'air frais et sec qui déboule de la montagne et m'oblige à serrer fort le volant pour que la voiture ne se déporte pas vers le véhicule que je suis en train de doubler. Parfois le plateau se déchire en un canyon rougeoyant tel une plaie ouverte et profonde où serpente un filet d'eau invisible.
Nous quittons l'autoroute à Marcilla au bout de deux heures de conduite et entrons au pays des vins renommés de la Rioja. Juste après le péage, un petit incident nous contrarie : notre voiture se met à produire un bruit hautement suspect. Nous en faisons le tour, examinons les pneus, le dessous de la voiture, rien d'évident. Nous décidons de poursuivre, mais durant les trois jours, ce bruit nous dérangera et nous inquiètera par intermittence. Comme les garages sont rares dans le coin, et que d'ailleurs tout est fermé pour le week-end de Pâques, nous prenons notre mal en patience en priant le ciel que la voiture ne nous lâche pas en pleine cambrousse. Heureusement que nous roulons à deux voitures : il y en aura toujours une de valide pour aller chercher de l'aide si besoin.
De la route, nous voyons peu de vignes. Je m'attendais à une région de vignobles semblable au Bordelais, mais elle semble beaucoup moins riche. Les villages que nous traversons ne retiennent pas l'attention et le paysage alentour, assez sec déjà, n'est pas très pittoresque. Nous laissons rapidement la vallée de l'Ebre derrière nous pour gravir des collines dénudées et désertes qui servent de transition. Soudain, un paysage de western apparaît sur notre droite, avec en préambule deux cheminées de fée qui s'élèvent en torsades irrégulières, colonnes magiques derrière lesquelles se profilent des falaises rouges creusées de grottes et de niches, d'habitations troglodytes et de nids de vautour. Les villes et villages s'y adossent, laissant dégagée sur notre gauche une vaste plaine alluviale verdoyante où serpente au fond le rio Cidacos bordé de collines douces et peu élevées. Le site nous rappelle un peu la caldera du volcan de l'île de la Réunion. Le soleil vif comme sur les rives méditerranéennes ouvre les corolles des plantes grasses accotées aux murets et flans sud des fossés et chauffe l'intérieur des voitures. Puis, de nouveau, le paysage se resserre et s'assombrit, et la route sillonne au bas de montagnes effilées. Nous débouchons dans un village aux eaux bénéfiques où se presse une foule nombreuse avide de cures de remise en forme et autre relaxation. Un plateau parcouru de moutons blancs ou bruns nous mène jusqu'à l'embranchement où nous choisissons la voie de droite, vers Munilla, notre première destination. Nous avons mis une heure environ depuis Marcilla, car la route était étroite, sinueuse et mal entretenue, et aucune bretelle ne contournait les îlots d'habitations sur le trajet.
Le tuatara actuel, qui vit en Nouvelle-Zélande,
incarne "le" reptile, avec ses membres transversaux
et sa longue queue musculeuse.
Nous trouvons sans problème l'auberge de jeunesse où nous visitons le grand dortoir de 25 à 30 lits que notre groupe de 11 personnes aura à son entière disposition. Comme il ne ferme pas à clé, nous décidons de garder les affaires dans les voitures et d'aller manger. Il est déjà 2 heures de l'après-midi et nos estomacs crient famine. L'aubergiste nous indique l'unique restaurant du village appelé "Casino Munilla", et nous partons à pied à sa recherche. Pas de pancarte indiquant "restaurant", pas de bruits de vaisselle ou d'odeurs de cuisine, mais une petite enseigne à 3 mètres du sol où figure le nom du restaurant. J'entre par un porche dont le sol est recouvert de galets de rivière disposés harmonieusement. Des jeunes jouent au baby-foot et un escalier monte à l'étage. Je lève les yeux et admire l'architecture : chaque étage s'ouvre en un balcon intérieur et la vue porte jusqu'au toit qui me surplombe. Au pied de l'escalier, un poêle antique, relique de temps anciens, une porte basse dont le battant descend au-dessous du niveau du sol intérieur et une applique murale en fer forgé donnent une touche rustique. Je monte à la suite d'un couple et débouche dans une salle de bar où sont accotés plusieurs clients, avec quelques petites tables et un billard. Je m'avance pour demander s'il est possible de manger et le garçon m'ouvre une porte où je découvre une vaste salle double de restaurant dont les fenêtres donnent sur l'autre façade et qui me paraît fort convenable.
Rassasiés, nous reprenons les voitures en direction d'Enciso, point de départ de la "route des dinosaures". Du village, nous partons à pied en suivant les panneaux indicateurs, fort clairs, et découvrons le premier gisement nommé "Virgen del Campo", à 400 mètres. Nous admirons depuis une coursive de bois surélevée les traces très nettes entourées de peinture blanche sur la roche plate de trois doigts enfoncés dans la roche. C'étaient ceux de carnivores bipèdes aux griffes acérées dont les pointes effilées se distinguent très facilement dans la roche grise et qui avaient une taille respectable. Les géologues et paléontologues expliquent sur des cartes que nous avons vues ultérieurement les transformations successives subies par la région, avancées et reculées de la mer, haussement et plissement des terres fermes, superposition des sédiments distingués selon les époques à laquelle ils se sont formés. La strate qui nous intéresse était à l'origine un sol humide dans une région marécageuse tropicale en bordure d'un grand fleuve qui se divisait en un vaste delta avant de se jeter dans la mer. La région terrestre qui s'y apparenterait le plus serait l'Amazonie, avec le grand delta de l'Amazone. A l'époque, le fleuve s'écoulait depuis le sud (où se situe actuellement Soria) et la mer était à l'est. De grands herbivores quadrupèdes y vivaient, dont nous avons vu les larges empreintes, grandes pour les pattes postérieures, plus petites pour les pattes antérieures et des carnivores tridactyles bipèdes, au milieu d'une foule d'autres animaux dont seulement une infime partie a laissé des traces ou fossiles. Il est très rare de trouver ces traces de dinosaures, bien plus rare que de trouver des fossiles de végétaux ou d'animaux marins. Il faut un concours de circonstances exceptionnel : dans le cas présent, la région a subi une longue période de sécheresse, puis elle a été recouverte de sédiments, soulevée, plissée, érodée, jusqu'à découvrir la couche qui, parfois, a réussi à conserver les traces de ces animaux qui avaient une taille qui variait entre quelques centimètres et plusieurs mètres. Cette pierre est d'ailleurs très friable, et plusieurs gisements sont protégés par un toit, ou bien interdits de piétinement, et bien sûr de prélèvements ou prise d'empreintes.
Cette reconstitution montre le corps d'un dinosaure gisant
sur le lit d'un ancien lac, où il a éventuellement été enfoui dans la boue.
Le gisement suivant, la Senoba, est à près de 2 km. Nous poursuivons à pied, sous le soleil qui tape, au milieu des broussailles épineuses, des genêts aux petites fleurs jaune vif, un peu différentes de celles du Pays Basque, et de petits pins odorants, pour éviter la poussière de la piste soulevée au passage des voitures de quelques visiteurs paresseux. Cela fait du bien de se dégourdir les jambes, après cette matinée en voiture, mais tout le monde ne suit pas. Archangela, après avoir atteint et admiré le deuxième gisement, tout en haut d'une colline, fait demi-tour pour rejoindre Michèle et Julien, mal guéris respectivement d'une grippe et d'une bronchite. Nous poursuivons notre visite et marchons vers le troisième gisement, Valdecevillo, 2 km plus loin encore, qui comporte des traces différentes, arrondies et larges, d'un couple de grands herbivores marchant avec leur petit entre eux, et d'un (ou plusieurs) carnivore tridactyle, situées sur une longue piste étroite qui rejoint plus bas la route. Des maquettes grandeur nature nous aident à nous représenter ces animaux et font la joie des enfants qui viennent les toucher et tentent de les escalader.
Sur ces entrefaites, le soir est tombé et le froid se fait plus vif, tandis qu'une petite bise transperce les mailles des vêtements et nous force à accélérer le pas. Plutôt que de faire demi-tour, nous préférons couper par la route et rejoignons nos compagnons au pas de course. Après un rafraîchissement, où Max découvre que "limon" veut dire citron, et que la bière au citron qu'on lui a servi, à sa demande, n'est pas le meilleur breuvage au monde, et où les enfants découvrent que la limonade n'existe pas en Espagne et que la boisson approchante, nommée Kas, ne s'y apparente que de très loin, nous retournons au gisement de Valdecevillo en voiture pour que Michèle, Julien et Archange puissent admirer à leur tour la grande piste de traces spectaculaires. Puis nous gagnons Munilla et déchargeons les bagages dans notre dortoir.
Je redescends vite pour dégager la voiture qui gêne, mais celle de Max m'empêche de reculer. Je m'engage donc dans la ruelle qui me fait face et demande à des passants s'il est possible de rejoindre la route par là. Ils me sourient et me disent que oui. J'avance prudemment. Les maisons sont bâties en désordre et certains angles de murs s'enfoncent en coin dans la chaussée. Je dois les éviter en prenant garde de ne pas déborder sur mon côté gauche qui se termine abruptement en un à-pic bétonné qui donne sur les jardins en pente jusqu'au torrent tout en bas. La ruelle se rétrécit de plus en plus au point que je dois rabattre mes deux rétroviseurs latéraux et je m'inquiète : je ne peux ni faire demi-tour, ni reculer, et je commence à douter sérieusement des informations que l'on m'a données. Ou bien je me suis mal exprimée, ce qui est possible, mon espagnol est loin d'être parfait, ou bien ils n'aiment pas les Français et se sont amusés à me mettre en difficulté (ce qui est plus probable, parce que je sens de plus en plus que je vais au casse-pipe). La ruelle se poursuit en un chemin caillouteux et j'aboutis à un pont piétonnier dont l'accès est interdit aux voitures par un large poteau inamovible enfoncé dans du béton ! Me voilà dans de beaux draps ! Je regrette amèrement de leur avoir fait confiance et d'avoir continué malgré l'état du chemin qui se dégradait. Je souffle, je soupire, et je me retourne pour amorcer une marche arrière périlleuse, dérapant sur les galets et craignant à tout moment de verser dans le ruisseau. Au bout d'un temps infini, j'arrive dans une espèce de dégagement occupé par une cabane devant laquelle sont jetés gravats et planches diverses. J'effectue un demi-tour laborieux, m'imaginant à chaque instant buter dans quelque obstacle ou roche invisible, et avançant dans l'herbe qui cache peut-être un trou fatal. Enfin j'y arrive, en sueur, et je refais le chemin inverse en commençant par la portion la plus étroite (je me remonte le moral en m'imaginant dans un film de James Bond), sans frotter une seule fois, s'il vous plaît !
Les passants me regardent passer d'un air qui me semble goguenard et je trouve enfin un endroit où garer ma voiture.
Des pistes fossiles suggèrent que les grands sauropodes
se déplaçaient en groupes, comme les éléphants actuels.
Les autres se demandaient vaguement ce que je faisais. Ces manoeuvres m'ont épuisées et je m'allonge un moment en attendant le dîner. Nous sommes en demi-pension. Une copieuse assiette de charcuterie variée nous attend, flanquée de chips et d'un pot de yaourt. Lorsque nous n'en pouvons plus, notre hôtesse nous apporte dans un grand plat métallique rectangulaire qu'elle tient par les anses, rempli d'escalopes panées (2 ou 3 par personnes) accompagnées de frites, qui baignent quasiment dans leur huile. La cantine dans toute son horreur ! Ce qui nous fait peine, c'est qu'un jeune couple qui mange de l'autre côté du réfectoire a réussi à obtenir un superbe plat de salade mixte dont nous sommes affreusement jaloux. Enfin, il est vrai que nous ne payons vraiment pas cher, nous ne pouvons pas nous plaindre.
Après un peu de chahut, les enfants trouvent le sommeil, et nous rapidement après.
Le lendemain, nous décidons de visiter systématiquement toutes les traces de pas de dinosaures sur la route à partir d'Enciso. Pour que nous puissions les voir ensemble, nous parcourrons en voiture les pistes, fort praticables, afin d'arriver sur place sans avoir besoin de faire trop de marche. Auparavant, nous montons aux sites proches de Munilla : Barranco de la Canal et Peña Portillo.
Je reconnais l'un d'eux, très caractéristique, d'après la photo vue sur l'ordinateur de Jean-Paul qui a fait le voyage avant nous et nous a incité à venir : c'est une strate très penchée, partiellement abritée sous un toit en construction, située tout en haut d'une montagne, avec une vue superbe sur les alentours. Les traces sont profondément imprimées dans le sol et très visibles. Max se met debout sur le filin de protection pour les photographier avec suffisamment de recul. Puis nous descendons vers le ruisseau qui a donné son nom à l'autre gisement. Quelques dizaines de mètres plus bas, nous découvrons de vastes traces en ligne, et encore plus bas, d'autres moins régulières et plus dispersées. Cela procure une impression assez extraordinaire, cette remontée dans le temps : les traces paraissent si fraîches qu'il nous semble possible de les voir surgir brusquement devant nous. Les plaisanteries fusent.
Nous redescendons la piste et dépassons Enciso. A Poyales, en bord de route, à même la falaise, des traces sont tellement grandes et nettes qu'elles sont visibles de la voiture. Nous déchiffrons la pancarte : traces de pattes palmées de dinosaures, uniques au monde ! (Je dois dire que notre oeil peu expert ne voit que de grosses empreintes vaguement circulaires).
Puis nous nous arrêtons à Navalsaz, Los Cayos (Cornago) et enfin à Igea où nous admirons un grand tronc fossilisé dont un morceau a été prélevé, probablement par un admirateur avide de souvenir et équipé au moins d'une brouette, car il s'agit de pierre, même si l'aspect est celui d'un végétal, désormais entouré de grilles épaisses de protection et recouvert d'un toit.
La plupart des villages que nous avons vus jusqu'à présent sont peu ou prou désertés et les maisons partiellement écroulées. Un éleveur matinal de chevaux à viande avec lequel je lie conversation, alors que je suis montée jusqu'à l'église avec Max pour admirer le lever du soleil, m'explique que la guerre civile a fait beaucoup de dégâts, non pas en déversant des bombes sur les habitations, mais en les vidant de leurs occupants. Ceux qui résident actuellement doivent travailler au loin à Logroño, Arnedo ou Calahorra, très peu cultivent la terre, il reste quelques élevages de bovins ou d'ovins, et les autres sont retraités et reçoivent de loin en loin la visite de leurs enfants. Les terrasses maintenues par des murets de pierres sèches, qui nous donnent, de loin, l'impression d'être transportés en Asie du sud-est, ne contiennent ni rizières, ni oliveraies, ni aucune plante nourricière. Elles continuent à maintenir sur la montagne la mince couche de terre arable qui résiste à l'érosion mais elles nous paraissent un travail de titan au regard d'un bénéfice bien maigre.
Cette reconstitution d'un nid de Maiasaura est fondée sur des découvertes
faites dans le Montana en 1978.
Pour nous dégourdir les jambes, nous avons fait halte au village de Cornago, en meilleur état que les autres et d'aspect plus dynamique. Il est surmonté d'un château que nous visitons rapidement (une enceinte sans toit autour d'un espace vaguement aplani qui laisse apparaître la roche irrégulière sur laquelle elle est bâtie, et une tour aux marches métalliques anachroniques qui branlent et tombent de décrépitude par endroit. Nous traversons rapidement le bourg sans voir de restaurant et poursuivons jusqu'à Igea où l'on nous a assuré que nous trouverions de quoi nourrir les troupes. Eh bien, il aura fallu que je me batte ! Le seul restaurant d'ouvert, dont la salle qui fait office de bar est bondée, se réduit à une petite pièce carrelée semblable à une cuisine. Deux vieux y mangent, chacun à sa table, deux tables réunies et dressées sont prêtes à recevoir du monde. Il reste trois ou quatre tables de disponible en ordre dispersé. Je demande si nous pouvons déjeuner. "Non, nous sommes complets, c'est fini !", me répond d'un ton rogue et définitif la tenancière, jeune, mince, mais peu amène. J'insiste, c'est que nous sommes onze affamés, dont six jeunes, et qu'il est déjà deux heures de l'après-midi, heure tout à fait raisonnable en Espagne pour déjeuner. Elle me demande si nous ne voulons pas aller à Cornago. Je lui rétorque que nous en venons et m'inquiète de savoir si, plus loin, au-delà d'Igea, nous serions susceptibles de trouver de quoi manger. "Non, c'est le désert !" Bon, nous voilà bien. En désespoir de cause, et devant son entêtement, je lui demande des sandwichs à emporter, avec des omelettes. Elle refuse de nouveau, mais une aide me vient d'une voix ronde et chaude qui émane du fond de la cuisine. Une femme plus âgée, de volume respectable, dit oui à chaque fois que l'autre dit non. J'ai une alliée dans la place, je ne vais pas abandonner, et j'insiste. Au bout du compte, après en avoir référé auprès de mes compagnons, nous tombons d'accord pour des sandwichs, mais elle me précise bien qu'ils seront faits avec les moyens du bord. Elle ne voulait pas nous faire d'omelettes, mais j'entends la cuisinière qui émet le bruit caractéristique du fouet qui bat les oeufs dans une terrine. J'attends de pied ferme, de peur qu'elle change d'avis.
Munis de nos victuailles, nous reprenons les voitures et faisons le tour du village pour descendre en bordure de rivière. L'aire de pique-nique est en plein soleil, face à l'architecture superbe du village, qui a dû avoir une vie plus opulente par le passé. Nous continuons un peu et nous installons à l'ombre de peupliers qui bordent de petits jardinets. Un des jumeaux s'amuse à appâter les fourmis géantes avec du gras de jambon et des miettes, et nous observons un moment leur manège. Mais au mois d'avril, dans cette région, il fait trop chaud au soleil, qui est déjà éblouissant, alors que le fond de l'air est encore frais, et nous restons juste le temps nécessaire pour déjeuner car nous nous refroidissons à l'ombre sans bouger.
Nous remontons dans nos véhicules, à moitié rassasiés et faisons une grande boucle par Arnedo, où nous voulons photographier les falaises rouges que nous avons remarquées la veille. Nous faisons halte à Muro de Aguas où je rencontre deux petits vieux assis sur leur chaise à l'ombre d'une maison, face au mur de fontaines qui a donné son nom au village. L'un d'eux me déconseille fortement d'aller voir l'empreinte de dinosaure indiquée peu après, mais, par contre, me propose de me montrer sa collection de fossiles. Les autres sont d'accord, et alors que notre grand groupe se rapproche, je m'inquiète de savoir s'il aura assez de place pour nous recevoir tous ensemble chez lui. "Ne vous inquiétez pas, çà ira !" En fait, il s'agit d'une pièce aménagée en mini-musée juste à côté, qu'il ne montre qu'aux gens qui lui plaisent : aucune indication extérieure, il ne demande aucun paiement et nous décrit chaque pierre, porteuse de fossile ou non, par le nom, le lieu où il l'a trouvée, la façon dont elle se forme. Il a parcouru l'Espagne entière et une bonne partie du monde, récoltant partout des souvenirs minéraux intéressants, uniquement durant ses vacances et ses loisirs, parce que c'est sa passion. Il se fait un point d'honneur de dire qu'il n'a rien acheté et qu'il a tout ramassé lui-même, ou à la rigueur échangé.
Nous allons nous désaltérer ensuite dans le local associatif du village qui propose gratuitement aux enfants sur la terrasse extérieure des boissons (les nôtres, fort intéressés, s'avancent pour voir s'ils y ont également droit, alors qu'ils sont étrangers : ils reviennent victorieux, brandissant leur banga comme un trophée - il s'agit de boissons périmées que l'association écoule ainsi -).
Comme nous ne retrouvons pas l'endroit le plus pittoresque de la falaise rouge qui doit être plus en amont vers l'autoroute, nous optons pour la visite du château en ruine qui domine la ville d'Arnedo. Celle-ci n'a visiblement pas été conçue pour être parcourue en voiture. Nous atteignons le château par des ruelles étroites et ombragées qui grimpent en épingles à cheveux entre des maisons basses et non alignées. Des volées d'escaliers relient les paliers, que les enfants doivent dévaler lorsqu'ils vont à l'école.
Nous voyons de près les grottes dans la roche rouge, qui servent de débarras, de cave, ou de chenil aux habitants qui les condamnent à l'aide de grillages mal arrimés avec des planches de guingois. Les habitations troglodytes sont plus pittoresques de loin que de près. Le château est réduit à une muraille semi-démolie dont le côté qui surplombe la ville est longé par un grillage épais qui empêche les moellons de dévaler jusqu'en bas. En outre, de fortes attaches enfoncées dans le béton coulé dans le sol maintiennent un autre grillage qui pend le long de la falaise pour la même raison. Cédric escalade un peu le mur, de l'autre côté, et s'aperçoit que la roche est éminemment friable. Par simple frottement, elle se réduit à un filet de sable fin comme de la poussière. Pas étonnant qu'elle soit toute percée !
Lorsque nous voulons retrouver la nationale, je me perds dans le labyrinthe des ruelles. Nous errons un moment, les descentes qui s'amorcent ne sont que des leurres, je roule en fait sur une voie étroite et irrégulière qui suit le flan de la montagne et je ne trouve pas d'issue. Nous faisons demi-tour près du château d'eau et trouvons une route, bouchée tout à l'heure par une voiture en stationnement, qui nous amène enfin, après bien des détours, sur la voie principale dans la vallée.
Nous faisons une nouvelle halte à Arnedillo, station thermale qui attire les foules espagnoles avides de remise en forme. Nous nous renseignons sur les prix (qui nous découragent) et retournons à Enciso, où nous passons la nuit dans le gîte de La Tahona. Il s'agit d'une maison particulière où habitent les propriétaires qui en louent une partie. L'aménagement est coquet, soigné, de bon goût et douillet. Nous sommes ravis. Tout le monde prendre ses aises, tandis que je pars avec Max à la recherche d'un lieu pour dîner. Le premier restaurant que nous visitons a été dévalisé par l'afflux de convives de la journée. Les serveurs sont attablés autour des restes d'une pizza, il n'y a même plus de salade ! Le deuxième restaurant est fermé et il n'y en a que trois dans le village : nous sommes inquiets et allongeons le pas. Nous nous rabattons sur le troisième, qui ne nous disait rien qui vaille parce que nous ne voyions que le bar en rez-de-chaussée qui portait bien son nom "El Rincon". On nous accueille à bras ouvert. Le sol est jonché de détritus puisque les Espagnols, lorsqu'ils grignotent au comptoir, jettent leurs déchets par terre. Les enfants sont choqués. Heureusement, la salle de restaurant est à l'étage, et elle est impeccable. Nous sommes les seuls convives et bavardons à notre aise, tout en dévorant, pour compenser la chère maigre du midi.
Après une bonne nuit réparatrice, nous prenons un délicieux petit déjeuner dans une vaste salle à manger - salon où nous admirons la bibliothèque spécialisée dans les dinosaures et les étagères couvertes de fossiles et de pierres curieuses. Le maître de maison qui nous sert et avec lequel nous bavardons est également guide. Il a fait des études supérieures spécialisées et nous communique sa passion pour l'étude des fossiles et traces de dinosaures. Il est du village. Tout petit, déjà, il arpentait la montagne alentour avec sa grand-mère à la découverte des traces qu'elle nommait "traces de poules géantes" ("huellas de gallinas gigantes"). Il reçoit régulièrement un jeune géologue français nommé Duez qui étudie les gisements et qui a découvert, il y a quatre mois, une mandibule de dinosaure qui a été envoyée à Zaragoza pour étude. Il a suivi les différentes équipes qui se sont succédées avec un grand intérêt et il nous informe qu'un parc à thème va probablement être créé et les divers sites fermés, pour ne plus être visités qu'avec des guides. Il est vrai que nous avons manqué d'explications, et qu'un deuxième séjour pourra être envisagé, plus formateur, à condition que je sois à la hauteur pour servir d'interprète.
Nous quittons la région de la Rioja pour sa voisine, Castilla y Leon, pour visiter les traces indiquées sur la carte sur la route de Santa Cruz de Yanguas. Nous faisons halte à Yanguas pour photographier son église et, ne voyant aucun panneau indicateur de gisement de traces, nous poursuivons jusqu'à Villar del Rio. Là, un immense diplodocus vert pomme domine les collines, mais il n'y a toujours pas d'indication sur la route à suivre, malgré une grande pancarte qui annonce l'existence des traces. Nous interrogeons des femmes du village qui nous envoient vers un bar - restaurant qui sert également de musée, où je repère sur une carte des gisements un village appelé Bretun qui n'est qu'à quelques kilomètres. Nous suivons la rivière et découvrons enfin des traces qui nous paraissent bien quelconques, en comparaison de tout ce que nous avons vu jusque là. Soudain, une voix féminine rauque et puissante nous hèle depuis le village, à quelque cent mètres de là. Je me retourne et écoute la vieille femme qui racole les clients suivants tout en terminant avec les visiteurs qui l'entourent. Elle se dit guide du village et propose de nous montrer les empreintes. Nous patientons un moment, tout en écoutant son bagout volubile. Peut-être qu'elle ne nous apportera rien, mais elle est amusante et nous restons. Nous faisons bien. Elle lit la roche comme un livre. Nous allons à sa suite, de trace en trace qu'elle nous montre de la pointe de son bâton en nous traitant comme les poules d'une basse-cour, repoussant les enfants qui marchent sur la trace qu'elle veut montrer, rappelant les distraits qui s'éloignent. Nous traversons le village, passons sur une place ensoleillée et aboutissons dans la cour d'une maison particulière, recouverte de roches en strates légèrement penchées et d'herbes folles. Là, j'ai un coup de coeur : elle découvre sous nos yeux étonnés non seulement des traces de pas de dinosaures, comme nous en avons vu plein jusque là, mais également des empreintes de corps de bêtes de trois mètres environ de longueur. Elle détaille l'emplacement du long museau, de l'oeil, au-dessus, du cou, du corps dont nous voyons nettement les plissements de la peau, des pattes et enfin de la queue, ainsi que l'empreinte extrêmement nette de la colonne vertébrale. C'est extraordinaire ! Si nous ne l'avions pas suivie, nous aurions manqué ce gisement unique, qui est sa chasse gardée. Tout en nous donnant des informations sur ce que nous voyons, elle ne cesse de raconter sa vie. Elle a 66 ans (je pense plutôt qu'elle en a 76), elle a suivi tous les scientifiques depuis la découverte de ces gisements il y a 22 ans, elle a été interviewée à la télé, les scientifiques lui ont donné une brochure dont elle a appris par coeur le contenu ... A la fin de la visite, elle nous montre quelques fossiles, toujours avec des commentaires volubiles qu'elle me laisse à peine le temps de traduire et des photos d'elle-même, plus jeune, avec ses enfants, à l'endroit même où nous nous trouvons ! Quel personnage !
Nous repartons enchantés de notre matinée et déjeunons au restaurant - musée avant de reprendre la route du retour. Après une nouvelle halte aux falaises rouges et aux cheminées de fée, je tente de reprendre l'autoroute A15 à Marcilla ... et m'égare.
Nous nous retrouvons très loin en Navarre et des policiers de la Guardia Civil nous indiquent comment retrouver notre chemin. Nous ne retrouverons l'autoroute qu'à Pampelune, et admirons la région très différente que nous traversons, plus verte, plus opulente, doucement vallonnée. La fin du voyage est retardée par des embouteillages monstres de fin de week-end de Pâques. Il semble que tout San Sebastian se soit donné le mot pour revenir en même temps ! Une bonne musique nous fait prendre notre mal en patience et nous revenons chez nous avec au total une heure de plus que prévu : ce n'est pas dramatique ... surtout après un aussi bon séjour.